Quand ils arrivent au Bondy Blog ce samedi-là, en avance et toujours côté à côté, ils semblent presque marcher sur la pointe des pieds. Déjà, un petit groupe est attroupé dans la cuisine, impatient de rencontrer en chair et en os Isabelle Roberts et Raphaël Garrigos, alias les Garriberts. La salle de rédaction aménagée en lieu de conférence se remplit progressivement pour cette deuxième masterclass de la saison. Le binôme n’est pas venu les mains vides : cookies, sucreries, madeleines… et un très beau sac en toile siglé Les Jours que la rédaction du Bondy Blog n’a pas manqué de se bagarrer la propriété.

Il est une tradition à laquelle nos invités de marque n’ont pas échappé : raconter les débuts, quand tout a commencé. Leurs débuts à eux sont loin d’être « classiques ». Pas d’école de journalisme sur le CV de nos Bordelais. « On a tous les deux une trajectoire qui ne nous amenait pas naturellement au journalisme », prévient d’emblée Raphaël Garrigos, le plus prolixe des deux, devant la vingtaine de personnes venues les écouter égrainer un parcours échelonné sur plus de 15 ans d’expérience. Doctorat d’anglais et maîtrise de cinéma pour Isabelle, doctorat de Sciences de l’information et de la communication pour Raphaël. Ils mettent les pieds à Libération – ensemble, toujours –  en 1998, d’abord par un stage, au service médias du quotidien, « l’un des premiers à l’époque », précise Raphaël Garrigos, qui prendra ensuite la direction du service, avant de poursuivre : « On était des lecteurs assidus de Libé et on regardait aussi beaucoup la télé. On a alors écrit à Libé parce qu’on pensait de manière très immodeste qu’on y avait notre place ». Ils ont bien fait d’y croire : pendant une quinzaine d’années, Dr Garriberts va analyser et railler le petit écran. Les voilà distribuant des ordonnances avec un ton acerbe et rempli d’humour sur les programmes TV, « ce que l’on voit », et sur le nerf de la guerre, « l »économie du secteur », dans leur « bourre-paf » hebdomadaire.

Quand Les Jours voient le jour

L’histoire d’amour avec Libération prend fin en janvier 2015. Patrick Drahi, le président d’Altice, rachète le journal et annonce un plan social. « On est parti à la faveur d’une énième crise, parce que l’on n’a connu que des crises. On s’est dit qu’au bout de 15 ans ça suffisait. La presse qui marche est celle à qui on donne les moyens et le problème de Libé, c’est son sous-financement chronique. Certains ont essayé de nous retenir, mais on avait un projet en tête », raconte le cofondateur, sans regret. « On n’est pas parti contre, on est parti pour », souligne Isabelle Garrigos. « Avec des collègues, on a décidé de se lancer dans cette aventure des Jours », poursuit Raphaël. « On n’a pas le droit de dire le mot aventure, le coupe Isabelle. On l’a interdit quand on préparait Les Jours, on trouvait que c’était un truc qui allait se planter ! »

« On se réunissait en secret tous les jeudis soirs dans ce que l’on a appelé les apéros de l’avenir pour mettre au point le projet avant de quitter Libération », rapporte la présidente des Jours. La version pilote sort le 11 février 2016 avec une soixante d’articles. Un site d’info généraliste payant pour satisfaire leurs « obsessions », c’est-à-dire des sujets d’enquête fouillés. L’idée : creuser l’information sur le long terme et la mettre en scène sous forme d’épisodes. « Personne ne croyait à la presse payante en ligne avant que Mediapart ne prouve le contraire, qui est le gros succès de la presse française, voire le seul. On s’est dit : ‘s’il y a de la place pour eux, pourquoi pas nous’ – tout en proposant tout autre chose évidemment ».

Au sein de la rédaction, 16 salariés, huit anciens de Libération, une ex-journaliste de Rue89, et quelques pigistes, et l’espoir de fonctionner avec « une rédac de 25 journalistes » d’ici deux ans. Les Jours se revendiquent de la « seconde génération des pure-players« . Avec entre autres particularités, le soin apporté à l’image (photos inédites), la mise en scène, la typographie (lettrine qui annonce l’article, exergues de citations qui rythment le texte…). « On a transposé l’excellence du papier au web, précise Raphaël. Internet est devenu un ramasse-poussière, on entend ‘c’est sur Internet on peut écrire vite’. Non ! On peut bien écrire et proposer un contenu de qualité ».

Un modèle économique original

Les Jours sont nés d’une longue réflexion, élaborée des mois durant. Une réflexion à ciel ouvert. Avant même de démarrer, le duo a fait un tour de France des idées. « C’était important de bâtir le projet avec nos futurs abonnés. C’est d’ailleurs pour ça que nous avons organisé des rencontres dans une dizaine de villes en France. Les pré-abonnements ont servi pour aller voir les investisseurs », rapporte Isabelle Roberts. Encore aujourd’hui, le binôme s’évertue à tisser des liens avec ses lecteurs à travers des rencontres, mais aussi des salons, des tables-rondes, des masterclass… partout en France et dans le monde.

« Quand on créé un média, tout est difficile, mais excitant à la fois. Le plus difficile, c’était quand même de trouver des fonds. On a appris à élaborer un business plan, mais aussi à chercher des bureaux, à travailler tous ensemble… » Pour financer le projet, les cofondateurs font appel à une campagne de financement participatif grâce à laquelle ils récoltent 80 000 euros, soit 20 000 euros de plus que ce qu’ils espéraient. L’argent récolté a permis de construire le site. « Les pré-abonnés ont été les testeurs de la première version. Ils ont confirmé notre constat : on est à la fois mal informés et noyés sous des infos copiées-collées à l’infini et mal traitées, pris dans une course vaine à l’immédiateté, menacés d’asphyxie médiatique ».

Le payant s’est imposé tout naturellement, « parce que c’est le seul modèle économique qui tienne aujourd’hui ». Le site, sans publicité, est le premier média à adopter un nouveau mode de financement, instauré par la loi Bloche sur l’indépendance des médias, qui permet à des particuliers de soutenir une entreprise de presse via une société des amis tout en bénéficiant de réductions d’impôts. « La condition première de l’indépendance, c’est d’être rentable », estime Raphaël. Par souci de diversifier ses sources de financement, la rédaction fait appel à des investisseurs privés (Xavier Niel, Matthieu Pigasse, Pierre-Antoine Capton ou Marc-Olivier Fogiel), qui possèdent 10 % du capital. « Grâce à notre modèle économique, nous enquêtons sur des sujets qui sont désertés comme les cosmétiques ou la consommation », analyse Raphaël. Pour rééquilibrer les comptes, le média espère atteindre un cap de 25 000 abonnés d’ici fin 2018.

Raconter l’info autrement

Les Garriberts sont de ces journalistes que l’on aime écouter parler de leur métier. Autant passionnants que passionnés. Pour Les Jours, le duo a parié sur ce qu’ils appellent du « deep journalism » plutôt que traiter l’actualité au jour le jour. « On veut lutter contre cette infobésité, cette actu sans mémoire. Donner du sens, du temps, de l’espace à des sujets qui nous semblent importants ». Et c’est un pari réussi. Les obsessions sont publiées au fur et à mesure, sous forme d’épisodes et de saisons. Comme pour une série télévisée. La stratégie est totalement assumée. « C’est du binge reading », indique le codirecteur de la rédaction. Le modèle séduit un public jeune : 45% des abonnés aux Jours ont moins de 35 ans. Un indicateur prometteur pour l’économie des médias en ligne.

Parmi les obsessions, une plongée glaçante dans la Turquie d’Erdogan à travers « La Bascule », un retour sur les bancs de l’école avec « Les années fac », les rapports tourmentés entre habitants et policiers à Aulnay-sous-Bois sous la plume sensible de Camille Polloni, les secrets des « Conseillers » de l’Élysée, un coup de projecteur sur la problématique complexe des travailleurs détachés, un décryptage des manœuvres de Vincent Bolloré dans « L’Empire »… On vous prévient : risques de dépendance très élevés ! Les Jours ont également un pied dans le monde de l’édition : trois de leurs enquêtes ont été publiées au Seuil, avec 40 000 ventes pour Les Revenants, signé David Thomson. « Nous avons réussi à nous faire une place dans le paysage médiatique, avec un modèle éditorial original et économiquement viable », conclut Isabelle Roberts. Les Jours ont encore de beaux jours devant eux.

Leïla KHOUIEL

https://lesjours.fr/

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