Une Peugeot 807 avec 8 places, une Citroën C25 avec un coffre sur le toit, serré à la force des bras, ou une remorque recouverte d’une bâche bleue, signent pour beaucoup le début des vacances. Les vêtements trop petits pour les cousins et cousines, de l’électroménager, des cadeaux, et même du « café Grand-mère » remplissent la voiture pour rejoindre la famille au « bled ». Un long périple devenu le rituel des vacances d’été de nombreuses familles nord-africaines qui traversent la Méditerranée via la France ou l’Espagne.

Un classique du rap français qui ravive les souvenirs de ce voyage mythique des familles immigrées maghrébines.

Chips, sandwichs au thon, à la catalane, au poulet et salade de riz sont préparés pour commencer cette longue traversée. Bien calés dans la mythique glacière bleue : « j’étais la plus petite donc on la mettait sous mes jambes. J’avais la place pourrie et je gérais les estomacs de tout le monde », se souvient Yasmine, monteuse vidéo de 28 ans, la petite dernière d’une fratrie de trois enfants, d’un père marocain et d’une mère algérienne.  Après la bataille habituelle entre frères et sœurs pour savoir qui ira devant, et qui prendra la place du milieu dans la voiture, tout le monde est prêt pour les journées de voyage qui s’annoncent.

Mon père imprimait tout le trajet sur plusieurs pages via le site Michelin.

Objectif : Faire des milliers de kilomètres le plus rapidement possible, sans se perdre ni s’embrouiller

Tous les étés entre zéro et 13 ans, Yasmine partait de Toulouse pour rejoindre Casablanca. Un départ groupé avec ses grands-parents. « A l’époque on n’avait pas de GPS et pas de téléphone, donc quand on les perdait c’était vraiment une galère. Je me souviens une fois on les a perdus plusieurs heures », se rappelle Yasmine, « à l’époque mon père imprimait tout le trajet sur plusieurs pages via le site Michelin ».

Latifa, la directrice du Bondy Blog, issue d’une famille nombreuse, raconte que son père faisait l’appel sur chaque aire de repos de peur d’oublier quelqu’un. Au départ de Cherbourg, tous les étés jusqu’à ses 20 ans, elle se met en route avec sa famille pour Ouarzazate, dans le sud du Maroc.

Le seul moment propice pour se perdre c’est le périphérique de Madrid ! C’est un cauchemar !

Elle se souvient que son père « avait la route en tête ». Des années plus tard c’est elle qui nomme toutes les grandes villes sur le trajet, presque automatiquement : « Cherbourg, Rennes, Nantes, Bordeaux, après en Espagne c’est Bilbao, Madrid, Malaga, tu chopes la côte à Algésiras… mais le seul moment propice pour se perdre c’est le périphérique de Madrid ! C’est un cauchemar ! ». La journaliste se souvient aussi des discussions au moment du choix de certains échangeurs incertains. « C’est toujours assez… conflictuel, euphémise-t-elle, en plus chacun veut mettre son grain de sel », surtout sa mère qui avait le rôle, précieux mais ingrat, de co-pilote.

Le « taureau Osborne » ( en réalité une publicité de la marque de vin espagnole) un des symboles les plus connus en Espagne, et un souvenir pour les familles marocaines.

La traversée de l’Espagne est un passage obligé pour beaucoup de familles marocaines. Les paysages arides de l’Andalousie sur des kilomètres, et la chaleur étouffante sans climatisation,  avec une serviette accrochée à la fenêtre en guise de pare-soleil sont gravés dans les mémoires de nombre de jeunes issus de la diaspora.

Sur les collines à l’herbe sèche et aux champs d’éoliennes à perte de vue, la fameuse silhouette de taureau Osborne est emblématique (On en compte 94 aujourd’hui sur les routes espagnoles) . « Même si je dormais mon père me réveillait pour le voir » se souvient Latifa. Enregistré en 1994 par l’Andalousie comme « bien culturel », le « taureau Osborne » est à l’origine un panneau publicitaire pour une marque d’alcool espagnole ! Mais il est surtout le seul monument touristique vu entre les aires de repos à raconter dans les souvenirs de ces familles sur la route du bled.


La carte qui répertorie les taureaux d’Osborne en Espagne. 

S’ennuyer, dormir, se chamailler : le triptyque de la traversée

« Franchement c’était long, souvent je me faisais chier. Il ne fallait pas faire de bruit. J’avais des fourmis dans les jambes et il faisait chaud ! », raconte Ayoub, 21 ans, qui partageait le voyage avec ses six frères et sœurs et ses parents. Après avoir profité de l’avion pendant quatre ans quand il était encore fils unique, il découvre, pour des raisons économiques, les trajets en voiture, jusqu’à ses 17 ans. « Mais j’étais content de le faire parce que ma mère me racontait que c’était des souvenirs incroyables », précise le jeune homme.

On écoutait toujours la même playlist sur cassettes. C’était celle de mes parents depuis leur mariage.

« Le premier qui s’endort on lui met du sopalin dans le nez, quand on croisait une twingo on se tapait. Quand on voyait une plaque d’immatriculation 31 comme nous, on klaxonnait. C’était marrant de se dire qu’on allait tous au même endroit », raconte Yasmine. « On écoutait toujours la même playlist sur cassettes, surtout du kabyle. C’était celle de mes parents depuis leur mariage. Ils nous faisaient des petits exposés sur chaque chanson. Quand il y a eu le Raï’n’B c’était un carrefour entre générations, donc on pouvait le mettre. Mais le rap c’était mort », ajoute Kamélia, étudiante en communication de 20 ans, franco-algérienne, qui traversait la France avant de prendre le bateau à Marseille pour rejoindre le port d’Alger, puis la Kabylie, avec ses deux sœurs, son grand frère et ses parents.

« Mon père c’était insoutenable, il kiffait France Info. C’était tellement en boucle que j’avais appris par cœur le flash info », raconte Latifa, qui enregistrait ses compils préférées sur son baladeur cassette avant le grand départ. « J’avais même réussi à faire acheter la cassette de Britney Spears à mon père », s’amuse-t-elle encore aujourd’hui.

LV2 espagnol non maîtrisée

Le coffre plein de cadeaux pour les cousins et cousines, l’Espagne est un lieu de passage, qu’il faut traverser le plus vite possible d’après les parents. Rouler la nuit, et s’arrêter sur les aires de repos seulement pour les besoins physiologiques étaient coutume. Alors apprendre l’espagnol était le cadet des soucis. « Café con leche et bouteille de agua », c’est la seule phrase que le père de Latifa utilise pour traverser l’Espagne depuis plus de 30 ans.

Mon père avait 3 semaines ou 1 mois de congés il voulait arriver chez lui le plus rapidement possible. Pourquoi il s’arrêterait en Espagne faire du tourisme ?

Les parents comptaient surtout sur l’ainé·e, en LV2 Espagnol, pour faire le traducteur. Un rôle qui revenait à Ayoub, 14 ans à l’époque, qui avec un espagnol niveau 4ème était le lien entre ses parents et les commerçants espagnols, pas toujours très accueillants, se rappelle-t-il.

Je me disais ‘est ce que je suis vraiment allée en Espagne ?’ Je ne suis jamais rentrée dans une ville. J’ai vu que des aires de repos.

À la question d’une enseignante qui demandait « qui est déjà allé en Espagne ? », Latifa se souvient avoir levé la main : « J’ai dit ‘moi !’. Mais en fait je me disais ‘est ce que je suis vraiment allée en Espagne ?’ Je bombe mais en vrai je ne suis jamais rentrée dans une ville. J’ai vu que des aires de repos, se souvient-t-elle en rigolant, mon père avait 3 semaines ou 1 mois de congés il voulait arriver chez lui le plus rapidement possible. Pourquoi il s’arrêterait en Espagne faire du tourisme ? Le temps était compté. »

La France c’est chez nous, le Maroc c’est chez nous, mais l’Espagne c’est un peu l’inconnu.

Quant à Yasmine, elle a encore une phrase en tête. Celle qu’elle avait appris par cœur à 6 ans : « Cambio la moneda por favor » (« Changez la devise s’il vous plaît » en français) pour changer ses francs en pesetas et jouer au flipper sur le bateau. Une phrase marqueur d’une époque, celle qui a précédé l’euro avant 2002.

« Il y avait une peur de l’Espagne, du racisme en Espagne. En plus il y avait la barrière de la langue, donc c’était on trace, on trace, on trace. La France c’est chez nous, le Maroc c’est chez nous, mais l’Espagne c’est un peu l’inconnu » se souvient Ayoub, 21 ans, futur étudiant en master 1 de journalisme à Science Po Paris.

Du port au pont du bateau : Des heures d’attente pour la libération

Après des journées et des nuits sans sommeil, en boule dans la voiture, sur un tapis dans une aire de repos, ou dans une chambre d’hôtel pour les plus chanceux, l’arrivée au port sur la rive méditerranéenne en France ou en Espagne – à Algesiras, Alméria, Tarifa, Barcelone ou Marseille – sonne comme la libération d’atteindre enfin la terre promise.

Une traversée entre Marseille et Alger qui dure entre 21 heures et 24 heures.

« Mon père traçait, il disait qu’il fallait arriver vite pour avoir le bateau. Pourtant on attendait toujours des heures… », se questionne encore Yasmine. Une longue attente qui peut aller de quelques heures à une journée. Sous un soleil de plomb, avec des voitures entassées les unes sur les autres et des klaxons, dans l’espoir de monter sur le prochain bateau. « C’était super long ! Je faisais la queue pendant que mon père remplissait les fiches d’embarquement », complète Ayoub, l’aîné qui seconde son père tout au long du voyage, pendant que sa mère garde les plus petits.

C’était super long ! Je faisais la queue pendant que mon père remplissait les fiches d’embarquement.

La montée sur le bateau est enfin un moment de liberté pour les enfants, et de repos pour les parents. « Nos parents nous laissaient faire nos vies. On courrait partout, on toquait aux portes, on rencontrait des enfants qu’on ne reverra jamais » s’amuse la jeune Kamélia. « Il y avait beaucoup de Belges, de Néerlandais. C’est à ce moment là que j’ai pris conscience qu’il y avait des Marocains qui ne vivaient pas en France », se rappelle Ayoub, qui avait l’impression d’être dans une grande famille. Regarder les dauphins sur le pont n’était pas une légende, Yasmine les a vus. Mais plus émouvant encore que les dauphins, c’est de voir les côtes marocaines ou algériennes qui approchent. Un moment inoubliable : « le retour au pays ».

Le retour au pays : se sentir enfin à la maison

Il reste encore quelques heures de route pour atteindre les petits villages marocains et algériens qui ont vu naître les parents. Mais d’un coup le stress retombe. Les pauses sont plus longues. Les sandwichs dans la glacière sont remplacés par des plats traditionnels du pays. C’est aussi le moment de se doucher dans la cabine pour arriver présentable devant la famille.

Ce n’est pas le même goût en avion.

Un voyage en voiture qui s’arrête souvent après un divorce; quand les enfants devenus adultes qui ont les moyens de payer un billet d’avion; ou vont de moins en moins voir leur famille au « bled ». Tous et toutes gardent des souvenirs heureux et nostalgiques de cette traversée, pourtant souvent tumultueuse. « Ce n’est pas le même goût en avion. Tout le monde a ses écouteurs. Maintenant mes parents ont leur téléphone, ils ne nous parlent plus », raconte Kamélia, qui prévoit de partir seule en Algérie pour la première fois.

Certain·e·s veulent retenter l’expérience une dernière fois. Comme Latifa, qui se rappelle de ce voyage comme un moment pour faire communauté : «  Quand tu pars en vacances, tu vois des gens qui sont comme toi. Peu importe d’où on vient en France, et même si on va dans des d’endroits différents au Maroc, on a des souvenirs en commun. On a peu l’occasion de voir ce que l’on partage. »

Anissa Rami

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