En avril dernier, l’ancien ministre de l’Éducation nationale, Pap Ndiaye, donnait une leçon d’histoire à Valérie Pécresse. Dans un courrier révélé par Le Monde, le ministre soulignait la faiblesse de la polémique dans laquelle elle s’était engouffrée. « L’opposition que vous suggérez entre Rosa Parks et Angela Davis est trop simple : les historiens ont montré depuis longtemps les liens profonds entre les différents courants de l’histoire politique noire américaine. »

Mais rien n’y fait. Le 5 juillet, la région a rebaptisé le lycée « Rosa Parks ». Inauguré en 2017, ce lycée de 1 200 élèves est connu de tous par ce nom choisi par le conseil d’administration en 2018, le lycée Angela Davis.

Valérie Pécresse a mis en cause la « radicalité d’ex-Black Panthers » d’Angela Davis et ses prises de positions. En 2021, la militante cosignait une tribune dénonçant la « mentalité coloniale [qui] se manifeste dans les structures de gouvernance de la France ».

« On ne s’attendait pas du tout à ce qu’elle [Valérie Pécresse] remette en cause le choix démocratique de la communauté éducative. On a rencontré Angela Davis juste après le vote en 2018 pour lui faire part de ce choix. Elle était très touchée », se rappelle Gaël G. L’enseignant a été en première ligne pour défendre le nom de l’écrivaine et militante noire américaine.

« C’est incroyable qu’on soit obligé de choisir entre deux militantes qui sont sur un pied d’égalité. Il faut rappeler qu’Angela Davis est une militante de l’égalité, de l’antiracisme. Son engagement, c’est le nôtre au quotidien, c’est un peu notre métier », commente Gaël G. qui enseigne le français et l’histoire dans la section professionnelle du lycée depuis son ouverture.

Pour lui, cette décision, fruit d’une « récupération politique » au détriment d’un lycée des quartiers populaires, paraît absurde alors qu’élèves et personnel se sentent abandonnés depuis des années. « Franchement, on n’a pas que ça à faire de passer des heures à essayer de défendre le nom d’un lycée », pointe-t-il.

Management anti-pédagogique

Dans le viseur des polémiques « anti-woke » ces dernières années, cette controverse s’inscrit bien dans l’histoire du lycée. Depuis son ouverture, inaugurée par une grève alors que l’établissement manque cruellement de moyens, ce lycée est en première ligne sur de nombreuses mobilisations. À la rentrée 2019, par exemple, elles concernent les conditions de travail et les classes à 35 élèves. Malgré ces difficultés, l’établissement n’a jamais été reconnu comme relevant de l’éducation prioritaire.

Le 3 décembre de la même année, une enquête publiée par le journal L’Express cible les grèves successives au sein de l’établissement. Dans le viseur de l’hebdomadaire également, une certaine souplesse autour des questions de laïcité et de port du voile, tout comme des projets autour du racisme et des violences policières, dont une conférence d’Assa Traoré. Suite à l’article, le lycée reçoit de nombreux soutiens, également de la municipalité.

La journaliste à l’origine de l’enquête avait déjà fait parler d’elle pour avoir réalisé, en 2016, la Une du Figaro Magazine avec un reportage sur l’ « islamisation » de la ville de Saint-Denis. Le titre, « Molenbeek-sur-Seine», faisait référence à la commune de Bruxelles d’où étaient originaires plusieurs des terroristes du 13 novembre. Cela avait suscité la colère de nombreux habitants ainsi que celle de l’ancien maire PCF, Didier Paillard.

Le lendemain de la parution de l’enquête de l’Express, dans une interview publiée dans le même journal, le ministre de l’éducation nationale de l’époque, Jean-Michel Blanquer, monte au créneau au sujet du lycée Angela Davis, promettant qu’il « ne laissera(i) pas faire ». « Nous avons donc diligenté ces dernières semaines une inspection générale dont j’attends les conclusions. En fonction des manquements qui me seront signalés, je prendrai toutes les mesures disciplinaires qui s’imposent », annonce l’ancien ministre. Et il insiste : « Dans l’école de la République, la règle c’est évidemment la neutralité religieuse, mais aussi la neutralité politique ».

Cette mission d’inspection générale avait pourtant été annoncée aux personnels par le recteur, en novembre, comme une réponse à l’agression au couteau de deux lycéens devant l’établissement, comme l’indique un communiqué des sections syndicales et des personnels du lycée du 7 décembre 2019. L’inspection s’est déroulée entre 2019 et 2020, mais le rapport n’a jamais été communiqué, affirment plusieurs enseignants.

À la fin de la mission d’inspection, l’actuelle direction, plus « ferme » d’après différents professeurs, est nommée au lycée. Cela aurait coïncidé avec le début d’un « management qui est loin des intérêts pédagogiques », selon Gaël G.

Dans la seule année 2021 cinq enseignants font l’objet de rapports de la part du chef d’établissement et quatre d’entre eux sont convoqués au rectorat de l’académie de Créteil. Le non-respect du principe de laïcité ou des raisons en lien avec le protocole sanitaire sont avancées. Des enseignants s’étaient en effet mobilisés quelques mois auparavant pour un protocole sanitaire viable au sein de l’établissement.

Parmi les quatre enseignants convoqués au rectorat, deux reçoivent un rappel à leurs obligations de fonctionnaires, tandis que les deux autres sont frappés d’un blâme. Un climat tendu s’installe. « Ça avait marqué tout le monde. Il y a eu cinq rapports dans l’année et quatre convocations, ce qui est énorme. Ça représente un vingtième de la salle des profs, c’est dantesque. C’était vraiment de l’intimidation », explique Romain Guicharrousse, à l’époque professeur d’Histoire-Géo syndiqué à Sud Education.

Ce dernier a reçu un blâme, car des élèves auraient remis leur voile pendant son cours. Pour le professeur, pour qui une seule élève portait effectivement un voile, il s’agissait simplement d’un instant d’inattention qui n’aurait pas mérité une telle sanction. Il affirme en effet avoir toujours rappelé aux élèves que le port du voile n’est pas autorisé dans un lycée. En parallèle, il assure que « le voile n’était pas du tout un problème » dans l’établissement.

« Le degré de procédure me paraissait totalement disproportionné. Je l’ai pris comme une violence de l’institution. On attend de l’institution que, pour faire face au manque de moyens, au moins elle nous soutienne et pas qu’elle nous tape dessus », explique l’enseignant pour qui la direction aurait dû gérer la situation par le dialogue.

Pour lui, la question du voile n’était pas la seule en jeu. « Sur les quatre enseignants, on était trois à être syndiqués et très engagés dans les mouvements sociaux. Le but, c’est aussi d’épuiser les équipes », estime celui qui enseigne aujourd’hui dans le supérieur.

Entre l’inspection, l’arrivée de la nouvelle direction plus « autoritaire » et la pression de la hiérarchie, les conditions de travail se dégradent. « C’était un établissement qui marchait bien. En 2022, il avait été classé meilleur lycée public de France sur l’année 2021 par Le Parisien. Mais je pense que tout ça a fatigué les gens et les résultats du bac ont été moins bons les années suivantes. Quand on tape sur les gens engagés, bah… », se désole-t-il.

Adjmane Brahimi, professeur de mathématiques syndiqué à la CGT, partage le changement de climat ces dernières années : « On vit dans un système où on ne peut pas mettre des choses en place en faveur des gamins. On veut faire de nous des robots du système. Je pense qu’à terme, on veut des enseignants qui disent Amen à tout et qui ne peuvent pas donner le contre-mot », lâche-t-il.

Souffrance au travail

Entre les « bâtons dans les roues sur les initiatives » pour les élèves et « cette espèce d’épée de Damoclès d’éventuelles poursuites ou de convocations ou rectorat, c’est compliqué de ne pas souffrir au travail », ajoute Gaël G..

Cette souffrance au travail, une enseignante la vit depuis plusieurs mois. Le 14 juin, Hanane Ameqrane, professeure documentaliste, a été suspendue quatre mois de ses fonctions par le rectorat de Créteil, où elle avait été convoquée après un « signalement de son chef d’établissement ».

Comme l’indique un communiqué de Sud Education 93, où Hanane Ameqrane est syndiquée, la convocation du 14 juin a porté sur un premier rapport du chef d’établissement relatif à une altercation avec une collègue en novembre 2022. Mais également sur un deuxième rapport datant de mars lui reprochant notamment la présence de sa sœur et d’une amie dans l’établissement. Ce jour-là, l’enseignante affirme avoir dû être évacuée par les pompiers après s’être effondrée psychiquement. La professeure, en mi-temps thérapeutique, dit en effet avoir vécu plusieurs mois de souffrances psychologiques liées au travail. Un comité de soutien s’est formé autour d’elle et a adressé une lettre ouverte au ministre de l’éducation nationale, le 17 mai dernier.

La direction du lycée et le rectorat seraient néanmoins restés sourds face à ses alertes. Elle raconte par exemple avoir transmis, en février, une lettre à sa hiérarchie exprimant ses pensées suicidaires : « J’ai écrit une lettre en pleine nuit avec un ras-le-bol de cette ambiance. Les méthodes de management, l’impact que ça avait sur moi, les pensées suicidaires… je ne voulais pas être la prochaine Christine Renon (ndlr directrice d’école à Pantin suicidée en 2019). » Malgré cette lettre, Hanane ne se voit proposer aucun accompagnement.

Après avoir été évacuée en mars par les pompiers, elle passe cinq semaines en hôpital psychiatrique. À la fin de ce séjour, la direction décide d’appliquer l’article 421.12 du Code de l’éducation. Celui-ci établit que « en cas de menace ou d’action contre l’ordre » le chef d’établissement peut interdire l’accès à toute personne relevant ou non de l’établissement.

« On ne me traite pas comme quelqu’un qui a été mis en danger, on me traite comme une coupable, comme une personne dangereuse. C’est horrible, c’est vraiment dur », exprime-t-elle, la voix cassée.

Convoquée récemment à un conseil de discipline le 5 octobre, qui pourrait aboutir à une sanction disciplinaire, la professeure se voit désormais visée par de nouvelles accusations. Notamment, le fait d’avoir « manifesté ostensiblement [ses] opinions syndicales et politiques » ainsi que d’avoir « tenu des propos portant atteinte aux valeurs de la République », explique-t-elle. Un discours tenu lors d’un rassemblement devant le ministère de l’Education nationale lui serait notamment reproché.

Un argument qui démontre, selon elle, que ces poursuites sont liées à ses engagements, en dehors comme au sein du lycée. Hanane Ameqrane est connue comme militante féministe et antiraciste. Elle est aussi engagée dans les luttes LGBTQI+ des quartiers populaires. Très active depuis l’ouverture du lycée, elle s’est battue pour que le Centre de Documentation et d’Information (CDI), à l’origine une salle vide, devienne un lieu d’accueil pour les élèves. La documentaliste y a organisé des projets autour des médias, de la musique, mais aussi du féminisme, des questions LGBTQI+ ou du racisme.

Des projets qui ne passent pas inaperçus. D’après la lettre ouverte rédigée par le comité de soutien, la mission d’inspection qui s’est déroulée entre 2019 et 2020 a eu « une attention particulière » sur les projets du CDI. Le 15 décembre 2019, Hanane Ameqrane et une autre professeure documentaliste sont convoquées par les inspecteurs.

« On nous a questionnées sur pourquoi on faisait autant de projets autour de la parole des banlieues, des violences policières avec Assa Traoré, de l’islamophobie et du féminisme… et aussi sur les élèves voilées et le syndicalisme au lycée. C’était hallucinant ! Et on était là à devoir justifier chaque projet qui avait déjà été validé », se rappelle Hanane.

Depuis la rentrée, le CDI n’est plus actif, faute de personnel. Une injustice de plus pour l’enseignante. « Le fait qu’on ne pense pas à l’intérêt des élèves m’est très douloureux. C’est toute une histoire pédagogique qui est sacrifiée », déplore-t-elle.

Contactés, le lycée et le rectorat n’ont pas souhaité donner suite à nos sollicitations.

Hanane Ameqrane fait partie du collectif « Sois Prof Et Tais-Toi » qui se bat contre la répression sur les personnels de l’éducation. Aujourd’hui, elle demande la reconnaissance de l’imputabilité de ses accidents du travail et cherche à alerter sur la souffrance dans l’éducation nationale.

Irène Fodaro

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