Le passage du métro aérien fait vibrer la bâche bleue qui couvre tant bien que mal le matelas déposé à même le sol de Salih. Ce va-et-vient de la ligne 2, près de la station de métro La Chapelle, le jeune homme le subit jour et nuit depuis plus d’un mois. « C’est très difficile de dormir ici, déplore-t-il. On est tout le temps réveillés par le bruit ou par des gens qui ont trop bu et la journée. » 

Il y a quelques semaines, il avait pourtant un toit sur la tête, un vrai. Salih vivait avec quelque 400 exilés, principalement issus des communautés tchadienne et soudanaise, dans le squat “Unibéton”  à l’Île-Saint-Denis. Mais, le 26 avril au matin, une importante opération policière organisée par la préfecture de Seine-Saint-Denis a mis fin à une occupation qui durait depuis presque quatre ans. Une expulsion qui intervient à quelques pas du futur village des athlètes, à un peu plus d’un an des Jeux Olympiques et paralympiques (JOP).

Contactée par le Bondy Blog, la préfecture de Seine-Saint-Denis a réfuté tout lien entre l’opération et les JOP et a avancé la nécessité de mettre « en sécurité » les habitants loin d’un lieu «  impropre à l’habitation. » Au lendemain de l’évacuation, elle se targuait, devant les médias, d’avoir fait une proposition de mise à l’abri à l’ensemble des 388 occupants présents le jour J. Mais une centaine d’habitants avait déjà quitté les lieux la veille, par crainte de la confrontation avec les forces de l’ordre. Pour eux, aucune solution de relogement. Pour les autres, la “mise en sécurité” promise par la préfecture s’est vite transformée en mise à la rue.

Évacuation du squat Unibéton à l’Île-Saint-Denis, le 26 avril 2023. ©NévilGagnepain

Quelques semaines plus tard, nous avons retrouvé certains de ces habitants et retracé leur parcours depuis l’évacuation. Ils ont été dispersés par petits groupes dans des lieux de “mise à l’abri” aux quatre coins du pays. Certains ont été envoyés à des centaines de kilomètres de leur lieu de vie, en rase campagne. Et, pour nombre d’entre eux, la prise en charge a duré seulement quelques jours.

L’association Médecins du Monde tenait une permanence sanitaire bimensuelle dans les murs d’Unibéton, ce qui a permis à ses travailleurs et bénévoles de nouer des liens avec les habitants. Ils ont tenté d’établir un recensement de leur situation post-expulsion. Ils dénoncent des « problèmes communs aux hébergements proposés », comme l’absence de nourriture, le manque d’informations sur la durée de l’hébergement, l’insalubrité et la surpopulation dans les lieux d’accueil.

Une partie des habitants dispersés en région

« J’ai passé quatre jours dans un centre à 200 kilomètres de Bordeaux. Puis quelqu’un est venu nous voir et nous a dit “c’est terminé, il faut partir” », ressasse Kader Abdallah Djibril. Un centre dans lequel il explique avoir dormi dans la même pièce que 23 de ses camarades. « On nous avait dit qu’on allait nous loger là-bas », s’insurge-t-il.

On est en contact avec certains habitants qui ont été envoyés dans un camping à Pérennes, près d’Amiens

Selon la préfecture de Seine-Saint-Denis, un tiers des habitants a eu des propositions de mise à l’abri en « province ». Parfois dans des CAES (Centre d’accueil et d’examen des situations), dans des CADA (Centre d’Accueil pour demandeurs d’asile), mais aussi dans des lieux plus surprenants. « On est en contact avec certains habitants qui ont été envoyés dans un camping à Pérennes, près d’Amiens », détail Paul Alauzy.

Bon nombre de ceux qui ont été dispersés en régions sont revenus par leurs propres moyens en Île-de-France au bout de quelques jours. Certains affirment n’avoir pas eu les moyens de se payer un billet de train et avoir écopé d’une amende dans le TGV pour ne rien arranger. Walid Ismail et Adam racontent être montés avec une quarantaine de personnes dans un bus direction Laon (Aisne).

« Le responsable là-bas a dit que les demandeurs d’asile pouvaient rester, mais pas les autres, car c’était un CADA (Centre d’accueil pour demandeurs d’asile, ndlr) », explique Walid Ismail. Lui a le statut de réfugié et n’a donc même pas pu dormir une seule nuit dans le centre. « Je suis reparti tout de suite, ils m’ont dit qu’il fallait que j’appelle le 115, ce que j’ai fait quand j’étais là-bas, mais sans réponse. » 

Les sas en région, nouvelle structure, vieille formule

Selon le ministère du Logement, une cinquantaine de personnes ont aussi été envoyés dans un “sas” à Toulouse. Un nouveau type de structure mis en place conjointement par les ministères du Logement et de l’Intérieur. Ces centres sont censés désengorger le dispositif d’hébergement d’urgence en Île-de-France en envoyant des personnes migrantes en situation de mal logement loin de la capitale.

Le ministère du Logement nous a indiqué que « le départ vers un sas est toujours volontaire, les personnes qui font le choix de partir en région dans ce cadre sont informées bien en amont par les services de l’État et les associations de solidarité. »

Une version contredite par les habitants d’Unibéton. La situation des personnes n’a pas été correctement prise en compte. Les habitants ont été prévenus le matin même qu’ils allaient être envoyés à Toulouse, puisque la veille, ils ignoraient encore qu’ils allaient être expulsés. C’est pourquoi, comme Salih, une cinquantaine de personnes ont refusé de monter dans le bus pour Toulouse, par peur du déracinement.

Il restait des places dans les bus pour l’Île-de-France, mais ils n’ont pas voulu les prendre en charge

Ils ont alors été invités à quitter les lieux avec leurs valises le jour de l’expulsion sans autre proposition de mise à l’abri. « Pourtant, il restait des places dans les bus pour l’Île-de-France, mais ils n’ont pas voulu les prendre en charge », dénonce Paul Alauzy. La préfecture considère qu’en cas de refus d’une proposition, aussi absurde soit-elle, le sort des personnes concernées ne relève plus de sa responsabilité.

La prise en charge au sas comme ailleurs

Dans les lignes du journal La Croix le 19 juin, Olivier Klein dressait un premier bilan des sas régionaux. « Depuis la mi-avril, 670 sans-abri ont été orientés dans sept centres temporaires où ils sont accompagnés pendant trois à quatre semaines. Pour l’instant, 454 personnes ont terminé leur accompagnement et une seule n’a pas eu de solution de logement », soutient le ministre.

Pourtant, selon nos informations, au sas de Toulouse, certains n’ont été pris en charge que quelques jours avant d’être invités à quitter les lieux. D’autres y sont restés plus longtemps, presque un mois et demi. « Les gars d’Unibéton qui étaient encore au sas de Toulouse ont enfin été transférés. À Nîmes. Pour une nuit. Puis ont été mis dehors et sont de retour à Paris », informait Paul Alauzy le 13 juin.

Interrogés sur ces problèmes de prise en charge via le sas, les services du ministère ont simplement répondu que « le passage par le sas doit permettre de donner une orientation aux personnes volontaires qui ont décidé de s’inscrire dans ce dispositif. Si elles refusent le principe, elles sont libres de partir. »

Tout l’esprit de cette mise à l’abri humanitaire se révèle être une expulsion

« Tout l’esprit de cette mise à l’abri humanitaire, à long terme, se révèle être une expulsion, sans aucune considération des habitants », constate Paul Alauzy. Aujourd’hui, pour échapper à la rue, les anciens d’Unibéton s’en remettent aux solidarités intracommunautaires et à l’engagement des associations, sans plus compter sur les pouvoirs publics pour leur venir en aide

Les autres squats d’Île-de-France permettent d’éviter la catastrophe

Un des délégués des habitants du squat, où nous nous trouvons un vendredi après-midi à Vitry-sur-Seine, sort deux bouteilles d’eau fraiche du minifrigo de sa chambre et nous les tend. 300 âmes occupent le lieu, ouvert en mai 2021 avec l’aide d’United Migrants, association qui milite pour un accueil digne des exilés. « Une trentaine d’habitants d’Unibéton sont arrivés ici depuis l’expulsion », explique Romain Prunier, Trésorier de l’association, assis sur le canapé de la chambre.

Lire aussi. Après trois mois à la rue, d’anciens résidents du squat Unibéton investissent un bâtiment à Rosny-sous-Bois

Ce squat n’est pas le seul à avoir servi de solution de secours pour les expulsés de l’Île-Saint-Denis. Certains sont passés par des lieux similaires à Ivry-sur-Seine, Maisons-Alfort ou à Soisy-Sur-Seine, plus loin de Paris. « L’existence de ces lieux a permis d’éviter la catastrophe, assure Romain. Ça a permis de dispatcher les gens pour qu’ils ne finissent pas tous à la rue. »

Des fins de prise en charge au bout de quelques jours

Dans la chambre du délégué, les anciens d’Unibéton passent et racontent le périple qui a suivi leur expulsion. Abdallah sort son téléphone de sa poche et remonte ses messages. « Regarde, j’ai reçu ça le 3 mai. »  Un simple message du Samu Social, annonçant la fin de sa prise en charge le lendemain, sans plus de précisions.

Contrairement à ce qu’on nous avait dit, il n’y a rien eu pour nous là-bas

Abdallah, comme une trentaine de ses voisins d’Unibéton, a passé huit nuits dans un hôtel de Saint-Michel-sur-Orge (91) avant d’être invité à quitter les lieux. « Contrairement à ce qu’on nous avait dit, il n’y a rien eu pour nous là-bas, pas d’examen de nos situations. On ne nous a rien donné à manger, pas de café, rien », rapporte-t-il.

Autre ville en Essonne, même problème. Des habitants mis à l’abri dans un centre de pré-orientation (CPO) de Ris-Orangis ont reçu une lettre, que nous avons pu consulter, signée par l’OFII le 27 avril, soit le lendemain de la mise à l’abri. Elle indique : « Vous ne pouvez pas prétendre à une prise en charge au CPO de Ris Orangis. Votre date de sortie du CPO est fixé au 02/05. »  Pour eux, la mise en sécurité aura durée moins d’une semaine. Les chemins diffèrent, mais le point d’arrivée est le même dans cet habitat informel de Vitry-sur-Seine.

Dans une situation de crise du logement et de l’hébergement d’urgence, ces solutions ultra-précaires ne peuvent pas pallier les manquements de l’État. Alors les tentes et les matelas déposés à même le sol se multiplient à Porte de la Villette ou à la Chapelle, sous les rails de la ligne 2.

Névil Gagnepain

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