Quelque part dans le ciel international, un airbus d’une compagnie low cost aux couleurs orange accomplit un vol de routine entre Paris et Barcelone. Robbie, le chef de cabine sert des mignonnettes de vin rosé à trois jeunes filles russes qui ont visiblement décidé d’entamer la fête bien avant d’atterrir. « C’est votre première fois à Barcelone ? », demande-t-il en Globish, le Global English que parlent désormais quasi tous les touristes. « No but it’s my favorite city ! », s’enthousiasme l’une d’elles. Sa ville préférée donc.

Barcelone, métropole internationale aux infrastructures prestigieuses et aux allures provinciales. Barcelone où s’entrecroisent les dernières tendances des villes de grande branchitude et les traditions conservées intactes et perpétuées par les plus jeunes générations. Les fêtes de Gràcia, un quartier populaire investi depuis 10 ans par les artistes et toute la faune qui peuplent ces endroits devenant subitement à la mode, n’échappent pas à ce croisement de modernité et de tradition.

Chaque année, la troisième semaine d’août, la « movida » quitte le centre historique de la « Ciudad Condal » pour se déplacer au nord de son Avenue Diagonale, à trois stations de métro de son centre névralgique, la Plaça Catalunya. Pendant une semaine, sans sortir des quatre km2 que forme le Barri de Gràcia, le plus dense de la ville, se vit une immense fête au village pour ses 120 000 habitants. S’y entremêlent la culture urbaine locale ou venue d’ailleurs et tous les signes extérieurs de la richesse de la tradition catalane, le tout accompagné d’un flot de « Guiris », les étrangers en recherche d’authenticité, trop contents d’avoir échappé aux Ramblas surpeuplées du centre-ville qui sentent le piège à touristes…

La journée, on déambule dans des rues tranquilles, presque endormies. On établit son propre palmarès des plus belles ou des plus follement garnies par leurs habitants qui ont travaillé pendant des mois pour fabriquer tous ses ornements et se voir peut-être décerner le prestigieux Premi (prix) de la rue la mieux décorée. Une seule condition, en vigueur depuis quelques années : que les matériaux utilisés, customisés et transformés, soient issus du recyclage (bouteille en plastiques, palettes, dosettes de café jetables…). Les rues Verdi et Joan Blanques se livrent une guerre de créativité et d’imagination sans merci depuis toujours. Cette année, c’est la Verdi et sa forêt vierge de cagettes de fruits et légumes usagées qui a triomphé.

Pendant la journée, on peut aussi tomber nez à nez avec les répétitions des castellers de Gràcia qui s’entraînent pour la grande compétition du dimanche clôturant les fêtes et qui se tient comme le veut la tradition sur la Plaça de la Vila de Gràcia, devant la mairie du district. A chaque fois que la anxaneta, ce petit enfant de 5-6 ans, escalade ce château humain pour se hisser à son sommet, on retient son souffle, comme s’il s’agissait de notre propre progéniture. « Et si elle tombait ? », s’angoisse-t-on pour cette petite fille blonde, pas plus haute que trois pommes. « Elle porte un casque et puis on leur apprend quelle position adopter en cas de chute », s’entend-on dire.

Pour les petits catalans qui préfèrent jouer avec le feu plutôt qu’aux hommes araignées sur des montagnes en chair et en os, pas de problème : ils peuvent laisser libre court à leur imagination de pyromanes en herbe sous l’œil bienveillant des adultes. Déguisés en diables ou autres personnages fantastiques, les Correfoc courent et dansent autour du public avec des feux d’artifices disposés sur une pique en compagnie de joueurs de tambours type batucada. Leur chorégraphie endiablée met le quartier à feu et à son sous les crépitements des flashs des riverains et des badauds, toujours impressionnés par ce carnaval aussi festif que démoniaque.

Le Correfoc adulte a lieu à la tombée de la nuit et celui des enfants en fin d’après-midi. Cette année le Correfoc des minots a coïncidé avec une manifestation non autorisée du comité de soutien et de bienvenue à une habitante du quartier, revenant de 8 ans de prison pour avoir collaboré avec un commando de l’organisation séparatiste basque, ETA. Evidemment, quand des membres du comité de soutien croisent la police nationale déguisée, elle, en Dark Vador, la panique envahit la fin du défilé. Tout le monde se met à courir dans tous les sens, cette fête-là se terminant avec des petits en pleurs, et quelques coups de matraques distribués généreusement à ceux qui ont voulu jouer au chat et à la souris avec Dark Vador…

La nuit, après les repas de quartiers entre voisins, les anciens, les enfants et les parents rentrent se coucher et abandonnent Gràcia à la jeunesse. Comme chaque rue a son ambiance, il y en a pour tous les goûts. Ici, on danse sur des airs cubains et latino, là devant un groupe de fusion ragga-rock, sans parler des bars qui tournent à plein régime pour abreuver cette foule déshydratée par la chaleur humaine.

L’un des lieux les plus en vue du moment est tenu par des jeunes alternatifs sertis de piercings, tatouages, chaussés de Dock Martens, entourés de « punks à chien » et de A de Anarchia affichés un peu partout. La bière s’achète à 1,50 euro et les deux jeunes filles qui opèrent comme disc-jockey sont plus jeunes que leurs tubes des années 80 qui sortent des enceintes. Comme tout le monde danse, personne ne s’étonne de voir des punks s’éclater sur « Like a virgin » de Madonna ou sur des kitcheries savamment distillées après des classiques comme le « Blue Monday » de New Order. Les langues se mélangent quand les cris de protestation se font entendre après chaque coupure de courant dues à la surchauffe. Les Italiens ont tout de même la voix qui porte un peu plus que les autres…

A 3h30, la fête des alternatifs se termine pour enfin permettre aux voisins de fermer l’œil quelques heures. La quête pour continuer la bamboula jusqu’au petit matin, elle, commence à peine et la compétition est rude pour réussir à pénétrer dans les rares boîtes de nuit du quartier, devenant subitement aussi convoitées que le VIP Room de Paris. Une paire de seins assure une entrée sans problème malgré un style plutôt « playero » contrairement à la gent masculine aussitôt discriminée à la moindre paire de tongs à la vista… Pour ceux qui resteront à la porte, la fiesta se poursuivra dans la rue ou sur les places alentours jusqu’au lever du soleil pour reprendre la nuit suivante ou simplement l’année prochaine, lors de l’édition 2011 de la Festa Major de Gràcia…

Sandrine Dionys (Barcelone)

Sandrine Dionys

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