Alors qu’un déconfinement progressif avait pris effet à la mi-juin, l’Algérie enregistre aujourd’hui des records de contamination au Covid-19. Le confinement partiel, qui s’apparente à un couvre-feu, avait été étendu à tout le territoire le 4 avril et a été reconduit dans 29 wilayas (préfectures) en juillet, au vu de l’évolution de la situation. Comment les plus précaires vivent-ils cette crise sanitaire majeure ?

Mehdi Souiah, sociologue et enseignant-chercheur à l’université d’Oran, a écrit Explorer le fait urbain en Algérie (A propos d’une sociologie des quartiers clandestins) et De la présence féminine dans la rue : Stratégies d’accession à l’espace public dans un quartier spontané, Ras El Ain. Pour le BB, il analyse les conséquences de la crise sur le quotidien des habitants des quartiers populaires d’Oran, deuxième plus grande ville d’Algérie.

BB : Combien compte-t-on de quartiers populaires et/ou défavorisés à Oran ?

Mehdi Souiah : « Populaire » n’est pas forcément synonyme de « défavorisé ». Le premier vocable désigne plutôt un mode de vie, une façon de se comporter et d’évoluer dans la ville, le second informe sur le niveau de vie d’un individu, d’une famille ou d’un groupe social. A Oran, sont appelés « populaires » les quartiers centraux et péricentraux hérités de l’ère coloniale. Ce sont, dans le premier cercle entourant la ville européenne, les quartiers dits arabes, soit M’dina Djedida, Derb Elhoud (quartier israélite), El Hamri, Mediouni dont le bloc forme le noyau historique de la ville. Le deuxième cercle est celui des « centres de regroupement » datant des années cinquante. Une somme d’espaces abritant ceux qui se considèrent comme les habitants authentiques de la ville.

Ces quartiers, autrefois stigmatisés du fait de leur situation marginale par rapport à la ville coloniale, abritant une population exclusivement indigène, sont devenus après l’indépendance des quartiers-référence en matière de citadinité à tel point que les expressions « ould el Hamri, Hamraoui », « ould-Mediouni » (enfant de tel ou tel quartier) sont prononcées avec fierté. Les niches de pauvreté se caractérisent quant à elles par des quartiers spontanés gravitant autour de la ville d’Oran. Des bidonvilles qui accueillent ceux que le prix du foncier pratiqué dans la ville formelle – officielle, légale – a rejetés. Le plus ancien de tous est Ras El Ain et ses innombrables extensions : Planteurs, Bouakal, Terreau, Amandiers, El Hassi. Chacun de ces quartiers correspond à des âges urbains de la ville et renseigne sur l’histoire de l’Algérie.

Ras el Aïn, l’un des quartiers spontanés de la ville d’Oran, en Algérie (2019) / Crédit : NB

Ces quartiers « spontanés » qui entourent la ville sont ceux qui concentrent le plus de difficultés. Quelles problématiques y trouve-t-on ?

Ces quartiers ont très mal vieilli. Ils sont occupés depuis l’indépendance par une population des plus démunies, incapable d’entretenir le parc logement reçu en héritage, ces quartiers ont très mal vieilli. Les effondrements d’immeubles se sont multipliés ces vingt dernières années forçant les autorités à intervenir en relogeant la population dans des cités de recasement à la lisière de la ville. C’est ainsi que le nombre d’habitants des quartiers populaires a été réduit aux trois quarts, conduisant les « déracinés » à reproduire l’univers dont ils sont issus.

Si la notion de déracinement est forte, elle explique en partie le rapport et l’attachement que les locataires des logements sociaux ont pour leur ancien quartier : les migrations quasi-quotidiennes de jeunes vers leur ancien quartier, le fait de baptiser stades, boutiques, cafeterias du nom d’el Hamri ou Planteurs… Dans les quartiers spontanés, l’Etat a tenté d’éradiquer le phénomène mais cela reste très insuffisant devant son ampleur. Surtout parce que les quartiers spontanés ont la particularité de se régénérer. L’Etat a du mal à stopper la dynamique de la construction de bidonvilles, mais ce n’est pas une spécificité algérienne.

A-t-on une idée, même approximative, du nombre d’habitants que cela représente ?

Entre quartiers populaires, quartiers spontanés et bidonvilles, Oran compte plus d’une vingtaine de foyers de pauvreté, sans prendre en considération les cités des logements sociaux. La dernière estimation de la population de la ville d’Oran date de 2010 : l’Office national des statistiques avait avancé le chiffre d’un million six cent mille habitants. La population vulnérable représenterait un dixième du nombre global.

Comment les habitants de ces quartiers ont-ils vécu la crise sanitaire liée au Covid-19 ?

La crise sanitaire n’a fait que révéler au grand jour la détresse et la souffrance quasi-chronique des habitants des quartiers populaires en général et des quartiers défavorisés plus particulièrement. Nombreuses sont les familles qui se sont retrouvées sans revenus parce que le chef de ménage ne pouvait plus se rendre à son lieu de travail ou parce qu’il n’avait plus le droit d’y aller. Et comme ils travaillent le plus souvent dans le secteur informel, l’Etat ne les a pas soutenus. Cette population a vécu le plus dur des mois de Ramadan depuis fort longtemps.

Le plus souvent, quels métiers retrouve-t-on dans ces milieux ?

Le terme « journalier » correspond le mieux à un grand nombre des personnes actives (masculines) des quartiers défavorisés. Souvent sans instruction et sans formation professionnelle, décrocher un poste dans la fonction publique s’avère compliqué, voire impossible. Dans l’imaginaire social, avoir un poste dans la fonction publique est synonyme de stabilité financière. La seule alternative restant est le secteur informel : on y travaille dans la construction en tant qu’aide-maçon ou aide-plombier. On survit grâce à une maitrise approximative de la truelle ou du rabot, on travaille dans une gargote ou une cafétéria, on vend des fruits et légumes au marché. Les plus motivés d’entre eux parviennent à s’y installer à leur propre compte en obtenant une place permanente, ou en réunissant assez d’argent permettant l’acquisition d’une charrette et de l’âne qui la tracte, ce qui reste assez rare. Les autres métiers sont ceux de gardien de parking, veilleur de nuit ou collecteur de plastique.

Ces métiers sont-ils déjà précaires en temps normal ? Si oui, pourquoi ?

Ils le sont tout le temps. Quand les principaux concernés en parlent, on ne peut que percevoir une certaine amertume mêlée à de l’optimisme. Amertume parce qu’on n’est jamais satisfait de sa condition, optimisme parce que les plus jeunes se laissent convaincre par l’idée que tout cela relève du provisoire. Ils espèrent décrocher un poste d’agent de sécurité ou de chauffeur dans une entreprise étatique. Ils rêvent de réussir leur traversée de la Méditerranée.

Quels moyens de « survie » les habitants de ces quartiers ont-ils trouvé ?

Quand il s’agit de « survivre », ces habitants savent se montrer très inventifs. Avec la crise sanitaire, des centaines de garçons de café, de receveurs de bus et autres se sont retrouvés sans ressources. Nombreux se sont convertis en vendeurs de fruits et légumes ou de galettes de pain dans les marchés ; d’autres, aussi nombreux, en coursiers pour le compte de commerçants, qui contraints de suspendre leur activité se sont mis à écouler leurs marchandises sur les réseaux sociaux. Certains se sont improvisés « rabatteurs », le long de la rue Charlemagne au centre-ville d’Oran, devant les rideaux fermés des commerces de boissons alcoolisées (qui n’ont à ce jour pas eu l’autorisation de rouvrir), proposant vins et liqueurs aux passants.

Est-ce que ça a pu les mettre en danger face au virus, plus encore que le reste de la population ?

Certainement, mais je ne crois pas qu’ils avaient le choix de faire autrement. Le souci de subvenir aux besoins des siens était plus prégnant, n’accordant que de très peu de place aux dispositifs permettant de se prémunir contre la maladie. L’exemple qui illustre le mieux ce point est celui des chauffeurs de taxi bravant l’interdiction de circuler, prenant (néons couverts) des courses partagées comme en temps normal. Ces derniers conduisaient jusqu’à trois personnes dans leur véhicule au mépris des gestes barrières. Par ailleurs, les tests de dépistage ne sont pas systématiques et il devient de plus en plus compliqué de se faire tester. Dans les cliniques privées, cela coûte 1500 dinars (soit 7,50€ au taux de change informel, pour un smic à 100 euros). Les habitants des quartiers défavorisés ne peuvent pas débourser cette somme.

L’enseignant-chercheur Mehdi Souiah, à l’université Oran II-Mohamed Ben Ahmed / Crédit : NB

Comment ont-ils vécu le confinement partiel mis en place en Algérie ?

L’exiguïté des constructions et le taux élevé d’occupation des logements dans ces lieux rendaient le confinement plus que pénible, surtout pour les plus jeunes. Un jeune de Hai Ennour (cité de logements sociaux, extension Est) m’avait confié que le fait de rester à la maison durant la journée relevait de l’impossible. Neuf personnes devaient cohabiter dans un trois pièces. Lui et ses deux frères étaient contraints de « traîner » dehors durant la journée, les femmes ayant besoin d’espace à la maison.

Y a-t-il la peur qu’un seul membre d’une famille contamine tous les autres, créant un foyer épidémiologique ?

On commence à peine à prendre la menace au sérieux, car depuis quelques semaines le cercle des gens testés positifs au Covid-19 s’est considérablement élargi (607 nouveaux cas recensés dimanche 19 juillet, ndlr). Il n’y pas un seul jour qui passe sans apprendre qu’un voisin, un collègue ou un parent a été atteint par le virus. Ceci est valable pour l’ensemble de la population, pas seulement les habitants des quartiers populaires.

La police a-t-elle été plus sévère avec ces habitants pour faire respecter le confinement, comme on a pu le voir dans les quartiers populaires en région parisienne ou dans les bidonvilles en Inde ?

Pas spécialement. La police s’aventure rarement dans un bidonville car la configuration de ces quartiers fait qu’ils sont évités par les rondes de police. Les chemins y sont impraticables. Pour ce qui est des autres quartiers populaires, on ne peut que faire preuve d’indulgence connaissant la réalité des foyers (précarité, exiguïté et insalubrité des logements, surpopulation…).

Est-ce que certaines formes de solidarité ont été observées dans ces quartiers ? 

Pas plus qu’avant… La particularité de ces quartiers est l’empathie et le sens moral, qui se traduisent par des actions d’entraide et une forme de solidarité uniques. C’est justement ce qui fait la force d’une communauté de voisins dans un quartier dit populaire.

L’Etat a-t-il joué son rôle pour soutenir ces populations vulnérables ?

C’est surtout du côté de la société civile que des actions ont été tentées. Nombreuses sont les associations qui ont essayé de réunir des fonds pour venir en aide aux familles vulnérables. Des opérations similaires à celle qui est communément appelée « couffin de ramadan » se sont multipliées cette année. De la part de l’Etat, il n’y a pas eu grand-chose et la raison est simple : comme ces travailleurs proviennent essentiellement du secteur informel, ils ne figurent pas dans les listes de la Caisse de sécurité sociale et sont donc plus difficiles à prendre en charge.

Propos recueillis par Nejma BRAHIM

Crédit photo : NB / Bondy Blog

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