Dans ses stories Instagram, son quotidien n’existe plus. Les photos insoutenables des victimes de Gaza et les prières ont remplacé les couchers de soleil sur Naplouse, sa ville natale. C’est le seul moyen pour Selma*, Palestinienne d’une trentaine d’années, d’exprimer au monde l’angoisse que cette nouvelle réalité lui inflige depuis le 7 octobre dernier.

« Il n’y a plus personne dans les rues ou dans les restaurants. Les gens n’ont plus le cœur à sortir. Tout le monde est triste, ici », décrit la jeune femme. « Il n’y a aucun endroit où tu peux te sentir en sécurité en Palestine ». Fataliste, elle n’y voit que le début d’une situation partie pour durer. « C’est une nouvelle vie à laquelle on doit se faire. »

J’essaie de leur dire que non, que peut-être demain la paix reviendra

Éducatrice dans un centre d’accueil péri-scolaire, Selma tente chaque jour de préserver les plus petits de la pesanteur d’un contexte trop anxiogène pour leur âge. « Dès qu’ils arrivent, ils parlent des bébés morts qu’ils ont vu à la télévision. Ils me demandent s’il va leur arriver la même chose », raconte-t-elle. « J’essaie de leur dire que non, que peut-être demain la paix reviendra ». Sa voix fébrile la trahit : elle-même a du mal à y croire.

Nichée entre les monts Ebal et Gerizim, Naplouse est régulièrement le théâtre de combats entre civils et militaires israéliens. En février dernier, une incursion de Tsahal y faisait onze morts. Les cortèges funéraires des martyrs s’y suivent et se ressemblent : une dépouille trop jeune pour mourir, une foule révoltée. Depuis début octobre pourtant, les actes violents des militaires ou des colons israéliens s’y sont accrus. Profitant que l’attention du monde soit portée sur l’enclave assiégée, la guerre s’impose dans toute la Cisjordanie, en plus pernicieuse, moins télégénique.

Si entre janvier et août, plus de 400 Palestiniens y ont été chassés de leurs terres, l’ONU estime à 820 les expropriations forcées en Cisjordanie depuis le 7 octobre. Le nombre de morts monte à 120, dont 75 dans les sept jours qui ont suivi l’attaque du Hamas, lors de ce que l’organisation internationale a qualifié de semaine la plus meurtrière dans la région depuis 15 ans. Depuis, les attaques sont quotidiennes. Dans le village de Qusra, à 15 kilomètres à peine de la maison de Selma, une cérémonie d’enterrement a été attaquée par des colons israéliens. Il a fallu creuser deux tombes de plus, pour un père et son fils.

Vue sur la ville de Bethléem. @RamdanBezine

L’Autorité Palestinienne pointée du doigt

Plus au sud, à Bethléem, à quelques rues à peine de Jérusalem, l’ambiance est électrique. L’armée israélienne a réinvesti le camp de réfugiés de Dheisheh, et contrôle la circulation des habitants. Un adolescent de 14 ans a déjà été tué. « Les soldats nous encerclent, on ne peut plus aller travailler ni sortir », décrit Ibrahim, abattu. Impossible pour lui de se rendre dans l’hôpital où il exerce. En attendant, il doit lui aussi faire face aux peurs de ses enfants. « Ma fille n’a que 6 ans, et elle me demande si après Gaza, ce seront nos maisons qui seront détruites », déplore l’infirmier de 46 ans.

Mon grand-père a créé ce camp lors de la Nakba, en 1948, avec des familles chassées de 45 autres villages de Palestine

Le camp de Dheisheh, au sud de la ville, est un enchevêtrement d’immeubles en briques bâtis les uns sur les autres et quadrillés de rues étroites qu’Ibrahim connaît comme les lignes de sa main. « Je suis né ici. Mon grand-père a créé ce camp lors de la Nakba, en 1948, avec des familles chassées de 45 autres villages de Palestine », raconte-t-il. « J’ai fait mes premiers pas ici, mes études… Même pendant les intifadas, j’étais là. Et je serais là durant celle qui s’annonce ». La seule fois où il a quitté le camp, c’est durant son emprisonnement par les forces armées israéliennes. « Durant la première intifada, ils nous ont imposé un couvre-feu intenable, et un soir, je ne l’ai pas respecté », se souvient-il. « Ils m’ont enfermé pendant un an, j’avais dix-huit ans à peine. »

La colère qui le ronge, il la doit à Israël, mais aussi à l’Autorité Palestinienne, que tous ici accusent de passivité. « Ils n’ont rien dit, ils n’ont rien fait en 27 ans de présence ici, ils nous ont totalement abandonnés. » Pas étonnant selon lui de voir le Hamas devenir populaire parmi certains Palestiniens. « Les gens ici vont soutenir quiconque leur apportera la liberté, et ça ne viendra ni de Mahmoud Abbas, ni du monde arabe qui nous a laissé tomber. »

« On se demande tous qui sera le prochain »

La récolte des olives se fait dans la peur des embuscades de ces colons, à qui le ministre israélien de la Sécurité nationale, Itamar Ben Gvir, donne un blanc-seing. Plusieurs milliers de fusils d’assaut ont même été distribués par son ministère aux escouades de sécurité civile. Ces groupes de civils occupent les colonies et implantations illégales en Cisjordanie, et témoignent, selon le coordinateur du ministère Shimon Lavi de « la même autorité que la police pour utiliser des armes ».

Entre oliviers brûlés et attaques organisées d’agriculteurs et de leurs familles, les colons israéliens ont saisi toutes les occasions pour traquer les locaux. Et étendre encore plus l’occupation des territoires palestiniens. « Ben Gvir est un sioniste, il pense que toute la Cisjordanie devrait appartenir à Israël, alors ça n’a rien d’étonnant. Cet homme est dangereux », lance Ibrahim, la voix grave.

Graffiti sur un mur de Bethléem, Cisjordanie. @RamdanBezine

Ici, on est tous des martyrs en sursis

« Ça me fait peur pour ma famille. Mon plus grand fils a douze ans. Dans deux ans, je n’aurais plus d’emprise sur lui, plus de réponses à lui donner. J’ai peur qu’il finisse tué par des Israéliens », confie le père de famille. « Dans mon camp, un graffiti, montre 4 martyrs, et le 5ᵉ est un point d’interrogation. On se demande tous qui sera le prochain », avant de ponctuer, funeste : « Ici, on est tous des martyrs en sursis ».

Malgré tout, l’espoir ténu d’une vie meilleure pour ses trois enfants l’anime. « Je n’ai pas le droit de les emmener voir la mer. Ni même à Jérusalem, à 3 kilomètres d’ici. Il faut que ça change ». L’année dernière, lui et ses enfants, alors âgés de 6 à 12 ans, avaient été refoulés au checkpoint, interdits d’entrée en Israël. « J’espère que la guerre finira vite, parce qu’il y a eu déjà trop morts. Mais l’occupation ne peut plus durer. Un enfant palestinien ne vaut pas moins qu’un enfant israélien. »

Sofien Benkhelifa

Photos : Ramdan Bezine 

*Le prénom a été changé

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