Après des mois de réflexion, les derniers attentats meurtriers au Liban et les inquiétudes de mon entourage, je me suis tout de même décidée à concrétiser le fantasme que je m’en faisais. Traversée d’autoroute dans un flot incessant de voitures, pita au thym pour le petit-déjeuner, chicha et chich taouk à gogo, ont été mon quotidien pendant ces trois semaines de volontariat au sein d’une association locale. La rencontre avec le Liban, ses habitants et ses paysages amorce une belle histoire d’amour. Yallah !
 
“Laisse tomber, dans ma tête c’est Beyrouth”. J’ai entendu cette expression des dizaines de fois quand j’étais ado. Dans le langage des jeunes, ça veut dire que la journée de cours s’annonce difficile après une soirée de fête bien agitée. C’est ce genre de phrases qui entretient, dans l’imaginaire collectif, des poncifs par définition usés. On associe souvent un pays qui nous est étranger à une impression ou un sentiment : la tranquillité, la farniente, la sympathie des locaux, la débrouille, l’insécurité, la peur… Dans mon imaginaire, le Liban concentrait tous ces éléments jusqu’à il y a trois semaines.
Ma fascination pour ce pays s’est construite à travers quelques films, en particulier ceux de Nadine Labaki, et de bribes d’informations glanées par-ci par-là. Malgré les différentes guerres que le Liban ait connues, je me représentais une société harmonieuse où la religion ne constitue pas un problème pour son voisin, qu’il soit chrétien, musulman, ou druze.
Il y a encore quelques mois, avant de m’engager en tant que volontaire dans une association locale à l’école du couvent Saint-Sauveur, je me suis longtemps demandée si c’était une bonne idée. Surtout au vu des réactions de mes amis : “reviens-nous vivante !”, me soufflaient-ils, inquiets. Tout juste arrivée à Joun, village perché sur les montagnes du Chouf, qui a la particularité d’abriter en majorité une population catholique, minoritaire chez les chrétiens libanais, dans une région principalement musulmane, l’entrée en matière ne pouvait pas se faire plus franchement.
Le prêtre rock’n’roll
Une chaleur écrasante et moite impose une véritable passion pour la climatisation. Chaque jour, une coupure d’électricité de quatre heures oblige une grande partie de la population à se procurer un générateur. Les canalisations sanitaires vétustes du pays exigent qu’aucun papier ne soit jeté dans la cuvette. Il faut aussi compter sur l’air irrespirable des ordures entreposées partout et n’importe où.
Le grand événement de mes premiers jours dans le pays du cèdre concerne le multiconfessionnalisme sur lequel le système libanais repose. Je loge dans un ancien couvent devenue une école. Le prêtre qui m’accueille, directeur de l’école, également président de l’association pour laquelle je suis missionnée, avait, quatre jours avant mon arrivée [2 juillet], prononcé publiquement une prière musulmane lors d’un iftar [dîner de rupture du jeûne pendant le mois du ramadan]. Aux côtés d’un cheikh, dans le petit village de Mlita, Père Abdo Raad a énoncé la profession de foi musulmane affirmant que le prophète Mohammed est l’apôtre de Dieu, Allah. Une croyance que le christianisme ne reconnaît pas.
La scène filmée et partagée des milliers de fois sur les réseaux sociaux a suscité de nombreuses réactions et l’ire d’une partie des chrétiens. Cible des critiques mais aussi et surtout source d’admiration, le président d’Annas Linnas et directeur de l’école du couvent Saint-Sauveur, s’est vu projeté sur le devant de la scène nationale libanaise et au-delà.
Dès le lendemain, le diocèse et la congrégation de l’Ordre basilien de Saint-Sauveur ont interdit au prêtre catholique de répondre aux sollicitations des médias et de s’exprimer sur cette affaire après l’avoir obligé à présenter ses excuses publiques. “Je l’ai fait parce que je représente l’institution. Je ne regrette pas ce geste de fraternité mais d’avoir blessé certaines personnes. Il ne faut pas oublier que beaucoup d’Irakiens et de Syriens chrétiens sont ici après avoir été persécutés par des musulmans”.
Cette anecdote est symptomatique des tensions inter-religieuses latentes qui persistent au Liban. Bien qu’aucune statistique officielle n’existe, les chrétiens libanais sont devenus minoritaires au Liban, en 50 ans. Après l’arrivée des Palestiniens, la guerre civile et l’afflux de Syriens, on estime officieusement à 40% les chrétiens. Un enjeu démographique qui leur donne le sentiment de vivre sur un équilibre fragile.
“Les religions sont devenues des ghettos »
Une semaine plus tard, comme pour montrer qu’il continuera de vouloir rapprocher les religions, le Père Abdo s’est affiché au village de Chehim lors d’un déjeuner de mariage musulman, aux côtés du Cheikh Iad Abdallah qui loue le “geste courageux” de son homologue. Les proches de l’homme de foi, même s’ils soutiennent sa démarche, considèrent que le vice-président de la congrégation a sacrifié ses possibilités d’évolution au sein de l’instance religieuse et divisé la communauté chrétienne.
Un constat que l’intéressé ne conteste pas. “Dieu veut que nous nous aimions. Il faut libérer la religion des actes humains, des hommes”, exhorte-t-il. “Les gens réagissent, c’est très bien. Mais ils ne sont pas prêts à vivre en dehors des dogmes. Les religions existent pour ouvrir l’homme sur la divinité, au lieu de ça elles sont devenues des ghettos”.
Bien que les mécontents suite à cette affaire restent marginaux, ils ont tout de même provoqué une réaction radicale du diocèse. Le Père Abdo Raad est interdit de mener un office religieux dans la paroisse de Joun. Les commentaires sur les réseaux sociaux de cette partie de la population soulignent selon elle, l’absence d’un “geste de fraternité” de la part d’une figure religieuse musulmane. “Je me méfie de ce genre d’action. Selon moi, l’acte de ce prêtre est politique. Les guerres ne sont pas entre musulmans et chrétiens. Il y a des chrétiens qui se battent contre des chrétiens et des musulmans qui se battent contre des musulmans. Une partie des chrétiens soutient le Hezbollah et l’Iran parce qu’ils sont contre l’Arabie Saoudite, le Qatar et Daesh, sunnites. C’est cette partie des chrétiens qui s’est soulevée contre l’action de ce prêtre”, décrypte un ingénieur maronite de 29 ans, athée. Autre opinion, celle d’une mère catholique pour qui le geste du Père Abdo Raad est pur. “Ma meilleure amie est musulmane. Ses enfants et les miens ont grandi ensemble, ils sont d’une même famille”. Un sentiment que ne partage pas un Syrien, père de deux enfants, qui souhaite s’installer au Liban pour étendre son activité professionnelle de manager. “Je suis chrétien, mes amis très proches sont tous musulmans, alaouites, sunnites, chiites. Selon moi, les Libanais ne se mélangent pas. Ils s’entendent bien mais ne sont pas capables d’entretenir une relation profonde entre eux”.
Yallah Lebanon !
Cela fait trois semaines que je vis à la libanaise, en collectivité, interrogeant les personnes que je rencontre sur leur société et la cohabitation de toutes ces communautés dans une partie du monde instable où le Liban reste une exception fascinante de tolérance. Peut-être que les relations restent superficielles comme ce Syrien a tenté de me l’expliquer mais ce que je vois, c’est que cela fonctionne, et même très bien.
Partout où je me suis rendue, musulmans et chrétiens échangent, se sourient, dînent ensemble, se rendent service. Le sanctuaire de Notre-Dame dans le petit village d’Harissa, au-dessus de Jounieh, était ce samedi empli de musulmans, des femmes voilées déambulaient sur la baie aux côtés d’occidentales en short. Dans les rues, les appels à la prière des deux religions se répondent chaque jour, couvrant le temps d’un instant la cacophonie des klaxons.
Le Liban, ce pays où le narguilé reste le sport national le plus pratiqué, où un coup de tête vers le haut, parfois accompagné d’un claquement de langue, remplace le hochement de tête de la gauche vers la droite pour dire non, où l’application Whattsapp est une véritable institution, a tout pour devenir un exemple à suivre. Le Libanais qui vit depuis deux ans sans président, et depuis toujours avec un système politique corrompu, n’hésite pas à faire une heure de route pour accompagner l’ami d’un ami chez lui quand pour nous, un détour de 15 minutes représente souvent le bout du monde.
L’entraide est l’âme même de ce Liban qui regorge de trésors. Évidemment, rien n’est facile dans ce pays où les militaires dans les quartiers de toutes les régions garantissent la paix sociale mais rappelle à la réalité, où les personnes à qui vous demandez votre chemin vous déconseille de prendre un bus la nuit tombée, à cause du risque de kidnapping, où les 5 millions de Libanais doivent construire une société nouvelle face à l’afflux de milliers de Syriens, ennemis il n’y a pas si longtemps. Je n’ai pas tout compris à ce pays si complexe, mais le charmant bazar organisé du Liban me plaît. Un endroit où les mots “khallas” et “yallah” donnent l’illusion de pouvoir refuser un destin qui semble vouloir le maintenir dans un chaos éternel et qui à coups de tête vers le haut, lui dit non.
Randa Berbouche

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