Aux bruits dans la cuisine, je devine qu’il est environ sept heures du matin. Mon oncle marmonne je ne sais quoi tandis que ma cousine lui prépare un café serré. Comme d’habitude. En Tunisie, je ne porte jamais de montre. A quoi bon puisque là-bas, rien ne presse. Les journées se répètent inexorablement sans que personne ne bronche. Ici, la routine n’a rien d’un concept abstrait. Elle est une maladie avec laquelle on apprend à vivre parce qu’au fond, il n’y a pas d’autre choix.

Et il fallait bien plus qu’une étincelle pour mettre le feu aux poudres. Car « le patron des patrons » comme le surnomment les Tunisiens, veille au grain, impitoyable avec les frondeurs. La simple évocation de son nom donne des frissons. Ben Ali n’est pas qu’un président, c’est aussi un tabou. Son portrait géant sur l’avenue Habib Bourguiba, l’équivalent tunisois des Champs-Élysées, en est la tragique illustration : quoi que vous fassiez, quoique vous disiez, il vous voit, il vous entend.

En plein déjeuner, en cette magnifique journée de juin, ma voisine s’est risquée à une petite plaisanterie sur les lunettes du raïs. Immédiatement, les éclats de rire firent place à l’inquiétude. Bondissant de sa chaise, ma cousine scruta par la fenêtre grande ouverte la présence d’éventuels badauds, qui auraient pu, par malheur, entendre cette boutade ma foi très amusante. « Si la police l’apprend, c’est la fin », dit-elle effrayée. Mais apprend quoi, au juste ? Que Zineb, cette vieille dame débonnaire, n’aime pas les lunettes du grand manitou ?

Les champions européens de la démocratie n’en tiennent pas rigueur à « leur ami » lorsqu’ils visitent le pays du jasmin. Ils savent mais feignent de regarder ailleurs. La croissance économique est au beau fixe et la lutte contre les islamistes est un succès. Quand vous les interrogez sur ce qui fâche, ils s’amusent à nuancer, comme Jacques Chirac, que le droit de l’homme le plus élémentaire est de pouvoir manger.

Chez moi, les gens sont très loin des considérations politiques. Dans cette ville située près de la frontière algérienne, il n’y a même pas de grande avenue pour se distraire et regarder les touristes. Les hivers sont rudes, les étés brûlants. Le chômage n’est pas qu’un enjeu social majeur, il est ancré dans les mœurs. Les jeunes étudient puis rejoignent presque naturellement, une fois leur diplôme en poche, la légion d’intellos assise du matin au soir dans les cafés.

Pour une ville de 45 000 habitants, le nombre de cafés par habitant doit frôler le record. A chaque coin de rue, l’odeur de la fleur d’oranger, pourtant si douce d’accoutumée, est en réalité la matérialisation olfactive du malheur des jeunes. Ils sont ingénieurs, urbanistes ou comptables, et parviennent de plus en plus mal à relativiser leur situation. Les anciens, épuisés, les regardent ; les yeux empreints de culpabilité. Par leur inertie, ils ont presque sacrifié une génération toute entière. Les discussions sont totalement sclérosées. Que dire à des amis que vous voyez tous les jours et que vous avez quittés il y a à peine quelques heures ? Rien, si ce n’est la même chose que la veille à la même heure. Le débat n’existe pas.

Le rêve non plus, puisqu’en Tunisie, on apprend très tôt à être terre à terre, surtout dans les régions les moins favorisées. Dans les médias locaux, toujours la même chansonnette : le modèle tunisien est un exemple à suivre. Soyez reconnaissants de vivre sur cette terre bénie. Oui, Ben Ali a à son actif quelques réalisations majeures. Mais depuis plus d’une décennie, le pays s’essouffle. Aujourd’hui, il suffoque, ne parvenant même plus à reprendre sa respiration. Le patron peut largement mieux faire.

Le grand ouest tunisien est totalement abandonné. La cause, tout le monde la connaît : la politique du « boss ». Les régions littorales à fort potentiel touristique monopolisent toute l’attention. Le gouvernorat du Kef, comme beaucoup d’autres régions, n’entre pas dans ce schème. Alors, tous les matins, c’est le même rituel. Après que ma cousine a servi son café à mon vieil oncle, ses quatre fils, tous diplômés de quelque chose d’intéressant, font la queue pour lui dire bonjour, et lui quémander l’équivalent en dinar d’un ou deux euros. Multipliée par quatre, c’est une somme pour un homme à la retraite. Il se lance dans une sorte de sermon pour tenter maladroitement de les sortir de leur apathie. Rien n’y fait. Tous les matins, il passe à la caisse. C’est ça ou les priver de ce qu’il leur reste de liberté ; c’est-à-dire le café.

En les accompagnant, je suis toujours mal à l’aise. En Europe, un diplôme, et j’en suis la preuve, n’apporte pas forcément un boulot. Néanmoins, je suis libre ; et cette liberté, dans mes moments de détresse, me donne le courage de croire en un futur meilleur. Eux n’ont pas ce luxe. Ils bousillent leurs poumons à fumer trois ou quatre paquets de cigarettes goudronnées et boivent jusqu’à huit tasses de cafés par jour. Dans le kawha qui fait l’angle de ma rue, certains ont même leur place attitrée. Les plus téméraires se cachent le soir pour s’envoyer quelques bières, quand bien sûr, ils en ont les moyens.

Mon cousin Kerim pensait s’en être sorti, au moins momentanément. Un commerçant de Monastir l’a employé pendant près de deux ans pour effectuer des livraisons de marchandises. A chaque fin de mois, au moment de lui verser son salaire, il lui disait qu’il était juste mais qui le paierait le mois prochain. Il lui donnait de temps à autre quelques petites avances ; de quoi lui permettre de préserver les apparences, entretenir un petit peu ses parents et ses cinq frères et sœurs.

Un jour, cet exportateur de dattes a mis la clé sous la porte. La faillite. Kerim en tout et pour tout avait à peine touché cinq mois de salaire. Aucun contrat, juste la parole de ce charlatan qui a profité des largesses du système. Fin de l’histoire. En Tunisie, tu ne peux pas te plaindre, sauf si tu as de l’argent. Lui n’est qu’un pauvre prolétaire. Affaire classée, Dieu reconnaîtra les siens.

Des Kerim aux droits bafoués et aux espoirs déchus, il y en a des centaines de milliers. Alors, le sacrifice de Mohamed Bouazizi n’a rien d’étonnant. Comme il savait qu’il n’allait rien rater ou presque, il s’est permis de partir à l’entracte. Il a anticipé parce qu’il connaissait d’avance la fin de la pièce. Son immolation par le feu aurait pu passer inaperçue. Seulement, ils sont des millions de Mohamed Bouazizi à commencer à trouver le café qu’on leur sert tout bonnement infect.

R. Kelam

Paru le 12 janvier

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