Reumannplatz, terminus de la ligne 1 du métro viennois dans l’extrême sud de la ville. Je joue les touristes couchsurfeuses (*) avec mon amie Natalia. La température, étonnamment clémente en cette soirée d’automne, autorisent les travailleurs à se poser quelques minutes sur les bancs du square à proximité de la bouche de métro, qui les recrache par vagues régulières, après leur journée de travail. Un vieux monsieur, à la peau sombre et aux jolis yeux bleus, téléphone à des proches, confortablement installé sur son siège. De nombreux jeunes parents sont allés chercher leur enfant et rentrent les bras ou la poussette chargée de courses. Une scène de vie bien chaleureuse, pour capitale d’Europe de l’Ouest. L’Autriche serait-elle un pays du Sud ?

Nous ne serions pas mieux tombées pour une incursion dans la vie des banlieues viennoises, à en croire notre hôte. Le programme est donc tout décidé : visite des musées et du centre-ville la journée, découverte de la banlieue de retour le soir. Sans oublier de goûter au fameux sachertorte (**) comme me l’a conseillé Andreas, ami autrichien rencontré à Edinburgh quelques années plus tôt. Aujourd’hui installé en Angleterre, après quelques années en Ecosse, en Norvège et je ne sais plus où en Europe, il ne pense pas un seul instant retourner dans son pays natal, qu’il a quitté en 1998.

Ses opinions sur la société autrichienne qu’il a quittée à l’aube de ses 20 ans, sont très tranchées. « J’ai quitté l’Autriche en gros à cause de la manière dont les gens pensent. Je les trouve globalement très étroits d’esprit et pas très francs. Avec les touristes, c’est sûr, ils sont sympathiques et ouverts. Mais ce n’est qu’une façade. Ce que j’ai expérimenté, c’est surtout la difficulté de trouver un emploi ou de construire quoi que soit sans aucun réseau. »

Il n’a jamais voté, pensant qu’« il y a très peu de choix sur la scène politique autrichienne. « Les deux principaux partis (OeVP and SPOe) font quasiment toujours partie de la coalition. C’est pourquoi on ne peut espérer aucun changement. La seule alternative est de se tourner vers un des deux partis d’extrême droite. Mais bon, sachant qu’ils s’attaquent aux travailleurs étrangers et qu’ils entretiennent des relations avec des groupes nazis, il est hors de question pour moi d’aller dans ce sens, non plus. » Je me rappelle l’amertume avec laquelle il me racontait son pays. Ce voyage sera l’occasion d’en savoir plus.

« Jörg Haider est mort il y a peine quelques jours. Que vous inspire cette nouvelle ? Qu’avez-vous à dire à l’Europe qui vous regarde avec intérêt ? » sont mes principales interrogations en direction des habitants de ce quartier périphérique, un peu délaissé par les services municipaux, à en juger par le nombre de papiers jonchant les trottoirs. Plus de papiers gras et de journaux que de feuilles mortes. A quelques jours du début officiel de l’automne, c’est étonnant, non ? Surtout lorsqu’on compare cet endroit à ceux très propres du centre-ville, vitrine aseptisée pour touristes bien élevés. J’essuie de nombreux refus de répondre. Enfin un habitant consentant : Carlos, qui toutefois n’accepte de me parler qu’en échange de mes coordonnées : « Mais j’habite Amsterdam, dis-je. – C’est pas grave, tu pourrais revenir à Vienne, non ? L’Europe c’est pas si grand ! » Marché conclu : un numéro de portable néerlandais, une adresse sur hotmail en échange de confidences sur son quotidien viennois.

Ce jeune séducteur est polyglotte, à part le portugais, sa langue maternelle, il maîtrise le français, l’anglais, l’allemand et l’espagnol et ajoute comprendre le russe, avec un sourire en coin. Diplômé d’une université viennoise en commerce international, il travaille comme serveur dans un restaurant du centre ville. « Mais c’est juste en attendant de trouver mieux, insiste-il. » Il est arrivé en tant qu’étudiant dix années plus tôt. Finalement il est resté. La politique de son nouveau pays de résidence le laisse de marbre. « Je suis autrichien aujourd’hui, mais je n’aime pas la politique. Elle n’a aucun impact sur ma vie. Ce que je cherche, c’est un vrai boulot et je peux l’obtenir tout seul, pas besoin des hommes politiques pour ça », affirme-t-il fièrement.

A-t-il envie de repartir en Angola, de rester ici, de s’expatrier dans un autre pays européen ? « Je ne vois pas de différences entre la vie à Vienne et à Luanda [où il a vécu pendant ses dix-huit premières années.] Ce sont des capitales, où les gens sont froids et montrent peu de solidarité. Je suis seul ici et je le serais là-bas aussi. » « Pourtant à Luanda, tu pourrais être près de ta famille », rétorqué-je. Pour seule réponse, un court silence. Carlos détourne le regard et revient à la charge : « Alors, c’est quand que tu repasses à Vienne ? » Avant de partir, je lui laisse l’adresse du blog et mon courriel griffonné sur un bout de papier, il m’offre son plus beau sourire et s’en va.

L’autre rare interlocuteur que je réussis à interviewer, dans la langue de Shakespeare – celle de Goethe refusant de me revenir en mémoire – est un vendeur de journaux d’origine sri lankaise. A la sortie du métro, son stand fait face à un autre tenu par des collègues-compatriotes. Ce métier semble être réservé aux ressortissants d’Asie du Sud-Est. La seule autre occasion d’en voir un, c’est sur un panneau publicitaire au service d’un opérateur téléphonique (photo). Mon interlocuteur se montre lui très méfiant ! Une mauvaise expérience avec des journalistes. « Il [le journalise] m’a posé des questions sur mon travail, mon quotidien, il a pris des photos. Quelques jours après, j’ai vu ma tête dans les journaux que je vends, avec à côté des propos qui n’étaient pas les miens. » C’est pourquoi il refuse de m’accorder quelques minutes. Interviewer des gens qui ne font plus confiance aux médias demande de l’investissement.

Bouchra Zeroual (Vienne)

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