L’île du soleil se montre un peu malicieuse cet hiver. Les températures sont exceptionnellement basses. Les manteaux endossés, Giovanni, Sandro et Enrico se transforment en guide l’espace d’un après-midi. Oublié les temples grecs d’Agrigente, les palais arabes, la cité lacustre de Syracuse, nous sommes bien dans le ZEN. « Et voilà notre magnifique parc, son stade, ses arbres et son terrain de jeu », lance Giovanni en montrant du doigt une parcelle coincée entre deux îlots d’habitations.

Les arbres et le terrain de jeu figurent en effet sur un panneau nous présentant ce projet de la commune de Palerme, appelé « Jardin de la civilité. Fin des travaux en 2002 ». « En fait, dit Enrico, les entrepreneurs à qui ont été confiés les travaux se sont barrés avec l’argent de la commune, et voilà le résultat » : une déchetterie à ciel ouvert, où les gamins ont tout de même réussi à créer un terrain de foot entre les carcasses de voitures, les vieux frigos et les monticules de gravas. « Absolument rien n’a été fait depuis », affirme Giovanni.

Mais aujourd’hui, Giovanni s’en fout, du jardin, de ses potes et du quartier. Il part dans deux jours à Florence. Une agence d’intérim vient de le contacter en début de semaine pour lui proposer un boulot de serveur dans un restaurant. Lui et plusieurs jeunes du quartier avaient eu l’occasion, avec une association, de partir il y a quelques mois à la cité toscane. Pendant le séjour, tous avaient déposé un CV dans les agences d’intérim. Giovanni est le premier espoir.

« Quand nous avons démarché les agences, nous avons fait semblant, dit Enrico le président de l’association, de faire croire à un bras cassé, une sinusite ou un mal de tête empêchant d’écrire. Giovanni a arrêté l’école à 10 ans, il ne sait ni lire ni écrire. A 10 ans, il nettoyait avec son père les cages d’escalier pour trois francs six sous. Il n’est jamais retourné à l’école. »

Il s’est par la suite « émancipé ». A 15 ans, il s’est mis sur le marché du travail dans le quartier : vendeur de fruit 7/7 pour 60 euros par semaine ; serveur pour à peine 100 euros par semaine, non déclaré comme tous les petits boulots… « Et puis ici, les gamins s’aperçoivent vite, raconte Enrico, que ces petits métiers ne les amèneront nulle part et surtout ne leur apporteront rien pour vivre décemment, alors refourguer du shit et d’autres substances, que les Palermitains viennent chercher ici, c’est aussi un métier, mieux payé, moins fatiguant et tout aussi illégal que de travailler au noir. » Giovanni a fait parti de ces gamins. « J’avais même décidé pour la première fois de l’envoyer dix jours à Florence, parce qu’il s’était mis dans une histoire de recel. J’ai pris sur moi, il faut aussi leur donner une autre chance, et la preuve, son voyage va le sortir du quartier. »

Giovanni sera reçu dans un premier temps par des amis qu’il a rencontrés là-bas. « J’espère bien m’y installer définitivement. Garder mon travail, trouver un appart, et puis bien sûr, si c’est possible, fonder une famille, une vie normale, quoi. » Revenir dans le quartier ? « L’été, ce sera suffisant, pendant mes vacances, pour revoir ma famille et aller à Mondello, sur la plage, avec mes potes. » Mais Enrico connaît bien Giovanni. « Il est aux anges, mais il angoisse rien qu’à l’idée de prendre les commandes et de les transmettre en cuisine. Les amis de Florence ont pris le menu du restau, dès que Giovanni arrivera ils l’entraîneront à recopier le menu et à l’apprendre par cœur. Mais il est effrayé que l’on découvre son handicap et de perdre son boulot à cause de cela. »

Tous savent maintenant que Giovanni est parti faire sa vie, ailleurs. Fabrizio, 17 ans, pense aussi que sa chance est ailleurs, hors du quartier, hors de Palerme, loin de la Sicile. « Quand ils sont partis à Florence, moi je travaillais dans une boulangerie, tous les jours de la semaine, je n’ai pas pu partir, je le regrette maintenant. » Fabrizio a fait faire un CV, il harcèle Enrico pour qu’il l’envoie aussi à Florence, il se dit « prêt à partir, demain s’il le faut ».

Giacomo, 18 ans, avait eu la chance de partir et de déposer un CV. Resté sans réponse pour le moment. Il passe devant l’association, fier de la nouvelle valise bleue qu’il vient d’acheter, « avec ça, moi aussi je peux partir à Florence, dès demain. » Mais Enrico s’inquiète : « Évidement, je me réjouis pour Giovanni, mais le problème maintenant, c’est que tous vont vouloir partir, et même si je fais ce que je peux, je ne suis pas une agence d’intérim ni une agence de voyage. »

Adrien Chauvin (Palerme)

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