29 mars 1947. Une date sombre pour l’Ile Rouge, celle de la répression coloniale française. Odeurs de sang, d’excréments et de poudre : des dizaines de milliers de morts à partir de ce jour-là jusqu’à la fin de 1948. 89 000 selon un rapport de l’état-major français en 1949. Un chiffre ramené à 40 000 morts environ depuis par plusieurs historiens. Jean-Luc Raharimanana, écrivain et auteur de « Madagascar 1947 » est à l’origine de l’exposition « 47, Portraits d’insurgés » qui se tient jusqu’au 5 avril à l’Université de Nanterre. Pour ne pas oublier ce qui n’a qu’un nom : un terrible massacre. Madagascar c’était la France et le gouvernement français avait ordonné une répression féroce pour « mater » une insurrection des « indigènes » contre l’« occupant ».

Des scènes, des portraits et une sépulture tapissent les murs du hall du bâtiment B. Des étudiants, des professeurs et des vieillards mal à l’aise devant des visages qui sont l’Histoire. Les mots apparaissent comme inutiles quand les visages parlent à leur place. Celui d’Henriette Rita, le corps décharné, les orbites enfoncées. Elle avait 14 ans en 1947. Etait encore à l’école. Elle raconte les avions et « les Blancs », soldats et civils, qui brûlaient les villages. Les coups de feu incessants, sa fuite dans les forêts de caféiers où elle est tombée malade. Mourir sous le plomb ou mourir de faim.

La forêt, réputée pour être un lieu sûr, s’était transformée en porte de l’enfer. La nourriture était inexistante. Les soldats français répandaient des poisons qui provoquaient de graves plaies au contact de la peau. Dans une guerre qui n’en portait pas le nom et qui se voulait psychologique, les avions larguaient des photos sur les villages. Des photos de cadavres rongés par les infections, les chairs éclatées par les balles. Des femmes enceintes au ventre ouvert par les coups de sagaie. Henriette a tout vu. Les stigmates sont toujours sur son visage.

Elle a survécu, mais c’est comme si elle était morte avec eux, attendant que l’on vienne la soulager du lourd silence qui pesait sur sa mémoire. « Trahison des Français » qui se sont assis sur la charte de San Francisco promettant la liberté à tous les peuples du monde. « Hier je suis tombée, je suis fatiguée, je n’ai pas d’argent et le médecin est loin. Je suis vieille. J’ai très mal. L’os est brisé. Mais c’est étrange, personne n’est jamais venu me demander de raconter ce qui s’était passé. Tu es venu aujourd’hui et je vais mourir », dit Henriette à un Français qui a recueilli des témoignages de victimes.

Un peu plus loin, Paul Ralaivao semble tout droit sorti de la Nouvelle Orléans. Chapeau en paille et barbe blanche de quelques jours, il sourit. Tristement. Un blues semble baigner ses yeux noirs. Des rides faussement rieuses au coin des yeux. Quand on a connu la guerre et l’odeur de putréfaction se dégageant du corps de sa mère ou de ses sœurs, le sourire n’est plus vraiment un sourire. Mais la victoire d’un honneur retrouvé, d’une reconnaissance de l’horreur vécue.

Il ne dit rien. Il ne fait que sourire. A-t-il connu le bagne ? Les travaux forcés? A-t-il fait partie de ceux qui sont montés dans le bateau, étaient-ils de ceux qui ont été obligés de se coucher sur le ciment brûlant après s’être fait broyé les rotules par les coups de crosse ? A-t-il été soumis pour prix de sa survie ? A-t-il raconté tout cela à ses enfants et ses petits enfants quand ils lui demandaient « Raconte-nous quand tu étais jeune »? Est-ce qu’il sourit parce qu’il peut enfin montrer à un « Blanc » ce qui a été perpétré en son nom ?

Cela pourrait bien être le cas de Zacharie Rafetison, 91 ans, aujourd’hui président de l’Association des anciens combattants. Le visage sévère, les bras croisés contre sa poitrine, son regard n’est pas celui d’un vieillard mais d’un combattant qui ne semble pas vieillir. Face au photographe, il est muet. Un Malgache présent à l’exposition lui demande : « Pourquoi tu ne parles pas ? Tu as toujours voulu te confronter à un Blanc et aujourd’hui tu te tais ? »

Il serre la mâchoire, se redresse et déclare : « Tu veux savoir, tu veux ? Je suis heureux qu’un garçon comme toi veuille savoir. Mais il te faut prendre ton temps. Ecouter. Avoir le courage. Tu as emmené ton ami blanc. Ton ami français. Il est venu. Je parle sa langue mais sa langue me brûle. J’ai 91 ans. Cela fait soixante ans que je n’ai pas parlé à un Français. Cela fait soixante ans que j’ai survécu à 47. Nos mains étaient nos bourreaux. Pas de toilettes dans la prison. Pas d’eau. On s’essuyait avec nos mains. On mangeait avec nos mains. Et nos ventres malades. Et nos diarrhées. Pas de cuiller. Pas de fourchette. Pas de papier. Nous mangions avec nos mains. Et nous en mourrions. Les Français n’avaient pas besoin de nous tuer, nos mains s’en chargeaient. Tu te tais ? Oui, tu as le droit. »

Dans cette prison où il a croupi, d’autres prisonniers arrivaient alors qu’il n’y avait plus de place pour les accueillir. Où les « stocker » ? Ceux que menaient la répression ont alors gazé ces hommes qui tombaient les uns après les autres. Zacharie s’en est sorti, en plaçant ses mains contre sa bouche et son nez, se réfugiant sous les cadavres, dans la merde et le vomi. Ces mains tueuses lui ont sauvé la vie. « Cette odeur est l’odeur de ma survie, cette odeur, l’odeur de la merde. »

Aude Duval

Pour en savoir plus :
Jacques Tronchon, « L’insurrection malgache de 1947 », éditions Karthala.
Film « Tabataba » (1988), de Raymond Rajaonarivelo, diffusé dans le cadre de l’exposition.

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