Je vais commencer comme ça : que ça vous plaise ou non, la police assassine, la police tue, la police éborgne, la police arrache des mains, la police humilie. Depuis des décennies au moins, le même désordre politique, le même système démocratique étouffé, les mêmes immigrés matraqués, le même massacre social…

Les mêmes phénomènes qui se répètent et s’accentuent aujourd’hui. Nous ne sommes par là pour faire dans le « victimaire » comme vous dites. Ce que vous appelez  «victimaire», c’est notre vie et nos sentiments. Notre dignité. Et celle-ci vaut la peine de mourir pour elle.

Quand nous avons décidé de venir place de la République après notre expulsion du camp de Saint-Denis, nous pensions que devant cette figure de Marianne, notre mère adoptive, nous serions en sécurité.

Quand nous avons décidé de venir place de la République après notre expulsion du camp de Saint-Denis, nous pensions que devant cette figure de Marianne, notre mère adoptive, nous serions en sécurité. Et bien sûr, elle nous a accueillis, nous tous, les  Afghans, les Éthiopiens, les Soudanais, les Maliens, les Sénégalais, les Ivoiriens, les Syriens, les Togolais, les Nigériens, les Gambiens et les autres…

Cette place n’appartient à personne ou plutôt elle appartient à tout le monde. Nous sommes plutôt désemparés du fait que soudainement, on ne veuille pas de nous en France. Oui, c’est vrai qu’on nous considère comme  «les maux de la société », alors que beaucoup d’entre nous sont encore en « première ligne » pour travailler dans le danger de cette épidémie. Mais nous ne nous laissons pas faire, malgré la fatigue consécutive à un effort qui pèse sur nos épaules depuis longtemps, des années parfois, des années souvent.

En France, nous n’avons pas de nom et pas de visage.

En France, nous n’avons pas de nom et  pas de visage. On nous rappelle que nous sommes nés dans une autre partie du monde :  immigrés, exilés, sans-papiers, sans-rien, profiteurs du système. Certains disent même que le pays est en danger. Nous représenterions un risque terroriste. Tout cela se résume par un argument apparemment sans réplique depuis des années : « nous ne pouvons pas accueillir toute la misère du monde ».

Nous ne sommes pas spécialement surpris de ce qui s’est passé la nuit du 23 novembre. L’État français a fait de nous des ennemis officiels au moins depuis 2007 sous Sarkozy. C’est notre quotidien depuis des années en Europe mais ce que nous subissons reste largement invisible. Cette fois-ci, il est devenu visible aux yeux de tous.

De cette souffrance qui s’ajoute à celles vécues dans les prisons à ciel ouvert, ou entre les murs des différents lieux traversés depuis nos pays d’origine, dans les déserts, pour traverser la Méditerranée et les autres frontières risquées, nous avons pris l’habitude.

Mais ce qui s’est passé de la place de la République a été d’une brutalité inhumaine, furieuse et publique. C’est abject, c’est humiliant, mais ce n’est pas surprenant quand un gouvernement ose confier un poste de haut niveau, un poste de préfet, à un Didier Lallement, qui se complait dans l’agressivité ostentatoire, pour toujours moins d’empathie. Son choix était un message.

Beaucoup ont vu ce qu’ils ne voulaient ou ne pouvaient pas voir, beaucoup ont compris ce que nous endurons à bas bruit depuis des années.

Ce qui a changé c’est que depuis ce lundi soir, notre immense colère a encore grandi. Et cette fois-ci, nous sommes persuadés de ne pas être seuls. Beaucoup ont vu ce qu’ils ne voulaient ou ne pouvaient pas voir, beaucoup ont compris ce que nous endurons à bas bruit depuis des années. Nous savons que vous avez un problème à régler avec nous, mais nous ne nous laisserons pas enterrer vivants.

Nous ne vous laisserons pas nous voler notre vie. Votre arrogance, votre insolence, votre abjection ne nous font pas peur parce que nous avons déjà vu la mort sur notre chemin avant d’arriver ici. Nous avons vu le pire. Etre en France, ce n’est pas un choix par défaut. C’est un choix rationnel. Nous avons choisi ce pays pour son emblème, répétons-le une fois encore : Liberté, Égalité, Fraternité. C’est le mot d’ordre de l’humanisme, de la déclaration des Droits de l’Homme.

Que dire des policiers que nous avions devant nous ce soir-là à République ? Vous êtes ce qu’on appelle forces de l’ordre. Mais il n’y a pas d’ordre dans vos rangs. Ou de quel ordre parle-t-on ? Vous vous savez protégés par votre ministre. Vous savez que vous ne serez pas sanctionnés pour nous avoir frappés. Bientôt, avec la loi de « Sécurité globale », vous ne risquerez probablement rien. Vous savez bien que ce que vous faites, ce n’est pas obéir à la République et ses principes.

Vous n’êtes pas des gardiens de la paix. Vous êtes les gardiens d’autre chose.

Quand vous frappez des sans-papiers, des journalistes, des citoyens, vous êtes ceux qui sèment la violence en osant prétendre la combattre. Vous n’êtes pas des gardiens de la paix. Vous êtes les gardiens d’autre chose. Et quelle inventivité dans la furie : nous sommes nassés, insultés, plaqués au sol et matraqués, asphyxiés de gaz lacrymogène, bombardés de grenades de désencerclement, basculés par des croche-pieds de pure violence, de pur mépris, tout ce qui semble vous donner le plaisir de nous  soumettre et de nous humilier.

Et que dire quand vous secouez les tentes et leurs habitants comme des objets à débarrasser, des déchets à jeter, quand vous les emportez dans vos camions de la honte. Depuis des décennies, la violence a pénétré votre corporation, comme le racisme, à peine masqué lors de vos nombreuses interactions avec nous.

D’autant que la loi vous couvre. Vous n’êtes que rarement jugés, vos dossiers sont classés souvent sans suite. Certains médias vous applaudissent. Des leaders politiques vous encouragent. J’ai vu votre patron, le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, dénoncer les images de République, puis de Michel Zecler, en demandant des rapports aux conséquences insultantes. J’avais la gorge nouée de cette théâtralisation menteuse. Arrêtez votre cinéma.

Ce qu’on nous a fait, c’est votre politique qui l’exige. Depuis Bernard Cazeneuve, Gérard Collomb, Christophe Castaner, jusqu’à Gérald Darmanin. Vous êtes restés sourds à nos cris d’alarme depuis des années que ce soit à Calais, Besançon, Paris, Toulouse, Nantes, Saint-Denis, Bordeaux, Marseille, Lyon, Saint Étienne… Tout cela résonne tragiquement aujourd’hui.

S’il y a une leçon  à retenir de cette soirée terrible, c’est un conseil pratique. Toujours prendre son téléphone. Ensemble, nous tous, continuons à filmer, à diffuser et à partager. Nos téléphones sont nos armes, et les comportements délinquants de la police française ne seront pas tranquilles. Continuons à filmer dans les moindres recoins, partout.

Merci à tous ceux qui prennent leurs téléphones pour filmer les violences. Merci aux journalistes qui rapportent les faits. Merci aux associations, aux collectifs, aux syndicats et à celles et ceux qui luttent à nos côtés pour qu’on nous traite humainement. Merci aux avocats qui plaident pour notre liberté. On est là, même si vous ne le nous voulez pas, on est là. La France appartient à ceux qui l’aiment.

Kab NIANG

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