Fin juin, Christian Estrosi, maire de Nice, publie un communiqué dénonçant des faits « extrêmement graves » rapportés par l’inspecteur académique du secteur. Il affirme que des élèves de CM1 et CM2 ont effectué « une prière musulmane et une minute de silence en mémoire au prophète Mahomet ». Un collège est aussi concerné. Les parents évoqueront, eux, un simple jeu, une imitation de la prière sans intention politique ou religieuse.

Mais le mal est fait. Trois collégiens sont exclus définitivement de l’établissement après un conseil de discipline.

Dans la même temporalité, les abayas, ces robes longues et amples pouvant être mises par des femmes qui portent ou non le voile, ont fait la une du Parisien. Le journal titrait : “Laïcité, l’école face au défi de l’abaya”.

Sans ambages (ni sources tangibles), le journal et le ministre de l’Éducation nationale attribuent la fréquence du port de ses robes à « certaines actualités sociales comme les retraites » ou « l’anniversaire de la mort de Samuel Paty ».

Pour le Bondy Blog, Haoues Seniguer, sociologue du politique à Science Po Lyon et auteur de La République autoritaire. Islam de France et illusion républicaine (Eds. Le bord de l’eau, 2022) revient sur ses paniques morales. Ses travaux l’ont amené à affirmer que « la logique du soupçon est devenue la boussole de l’État dans sa gestion de l’Islam ». Interview.

Quel regard portez-vous sur ce qu’il s’est passé à Nice ?

Depuis la fin des années 1980, il y a une obsession sur la visibilité de l’Islam dans l’espace public. Quand il y a visibilité ou manifestation, en lien plus ou moins avéré à l’Islam, il y a une levée de bouclier de personnes qui peuvent se réclamer de la laïcité.

La politique du soupçon s’est non seulement déplacée, mais aussi aggravée par rapport aux manifestations publiques de l’Islam. Je constate une forme de réaction épidermique à ce qui peut apparaître comme de la provocation.

Un gouvernement peu clair sur la question du principe laïque

À Nice, on s’est rendu compte assez vite dans cette affaire que c’était une prière fictive. Ce n’était par le fait de musulmans pratiquants, si je puis dire. En réagissant de cette façon, Christian Estrosi parle à un électorat très à droite. Pap Ndiaye, beaucoup plus mesuré à mon avis, s’est trouvé contraint à réagir parce qu’il était sous pression et qu’il évoluait dans un gouvernement qui est peu clair sur la question du principe laïque.

Au fond, c’est une manifestation de plus d’une hypersensibilité à la visibilité de l’Islam dans l’espace public français.

Comment expliquer cette hypersensibilité ?

Il y a des raisons structurelles, historiques et plus contemporaines. D’abord, il y a un mouvement de sécularisation que certains pensaient irréversible en France. On peut définir la sécularisation par la perte d’évidence sociale du religieux : dans l’espace public, vous ne voyez plus de signes de visibilité de la religion. Ce phénomène a été contrarié par l’émergence du voile et de ce que l’on a appelé l’affaire “des foulards de Creil” en 1989.

Chez certains, il y a l’idée que si la religion redevient visible, il y a péril en la demeure

Il y a l’idée que la visibilité de la religion renvoie à une tentative hégémonique sur le pouvoir temporel. La France a été la fille aînée de l’Église, ensuite, au XVIe siècle, les guerres de religions se sont succédé. Chez certains, il y a l’idée que si la religion redevient visible, il y a péril en la demeure.

Après, il y a des raisons plus récentes qui sont concomitantes de l’affaire des foulards en 1989 à Creil : c’est la montée en puissance du Front Islamique du Salut en Algérie. La France est très proche de l’Algérie et a une immigration algérienne importante. À ce moment-là, il y a eu une collusion entre la question du foulard et la façon dont il a pu être investi et manipulé, à certains égards, par le courant islamiste algérien à la fin des années 80.

Il y a aussi des raisons beaucoup plus contemporaines qui sont liées aux attentats terroristes. Dans mon livre, je dis qu’ils ne sont pas la cause déterminante en tant que tels, mais un adjuvant. Les attentats vont catalyser cette obsession, comme s’il y avait un lien entre une visibilité musulmane et la violence au nom de l’Islam.

Précédemment, vous expliquiez que Christian Estrosi s’adressait à un électorat très à droite. Cette polémique a-t-elle été favorisée par la montée de l’extrême droite en France ?

Dans son livre La grande confusion, Philippe Corcuff observe une extrême droitisation de la vie politique française et des débats publics. Ce phénomène remonte au moins à 2002, avec la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour de la présidentielle. Désormais, on le retrouve dans des secteurs qui étaient plutôt à gauche.

Culturellement, l’extrême droite est apparemment en train de gagner

Avant son élection, les discours de Macron étaient plutôt ouverts sur la laïcité, la culture et la religion. Il avait une vision assez libérale. Cette extrême droitisation va le gagner lui-même et donner lieu à des formes de réutilisations de concepts qui flirtent avec l’extrême droite.

Culturellement, l’extrême droite est apparemment en train de gagner. On ne peut pas dire qu’elle a gagné, car il y a des résistances au niveau de la société civile.

Après la mort de Samuel Paty, des enfants de 10 ans avaient été placés en garde à vue pour apologie du terrorisme. Existe-t-il une méfiance du corps enseignant à l’égard d’élèves musulmans ?

Je ne crois pas pouvoir dire de manière définitive qu’il y aurait une méfiance a priori du corps enseignant sur les enfants musulmans. Mais il est vrai que l’on a pu voir, après le terrible assassinat de Samuel Paty, des formes d’inquiétudes de la part d’enseignants face à certains élèves qui refusaient d’observer la minute de silence, par exemple.

À mon sens, plusieurs éléments sont à prendre en compte. D’abord, où est la part de conviction et de provocation dans les manifestations de ces enfants ?

Je parle d’enfants en général et pas seulement d’enfants musulmans. Le tort des polémistes est de les isoler des autres élèves. On n’a pas suffisamment fait la distinction entre la part de la provocation, et on sait que l’adolescence est un moment de la vie où il peut y avoir de la provoc, et la part de l’idéologie. C’est ce qui a donné lieu à cette forme de soupçon exacerbée vis-à-vis des élèves musulmans.

Un phénomène similaire a lieu avec les élèves musulmanes suspectées de porter des abayas. Le ministre de l’Éducation nationale s’est exprimé sur le sujet dans les colonnes du Parisien. Qu’en pensez-vous ?

Il y a une empreinte genrée dans cette histoire qu’on oublie de rappeler. Ces adolescentes musulmanes sont finalement prises en étau entre deux types de violences symboliques. Celle des hommes et des femmes musulmanes qui leur reprochent potentiellement cet accoutrement au nom d’un même référentiel musulman. Et celle des personnes qui font un lien entre ce vêtement et des formes d’extrémismes.

Historiquement, la abaya n’a rien avoir avec l’Islam. Beaucoup de femmes qui la portent dans le Golfe ne mettent pas forcément le voile. Il faut découpler la question du voile d’avec celle de l’abaya.

Porter l’abaya peut être une manière pour ces adolescentes d’obéir à deux contraintes. Au lieu de voir une tentative de compromis, réussi ou non, entre l’attachement à une norme religieuse et les contraintes de la loi de 2004, certains y ont vu une tentative de subversion de l’ordre scolaire et laïque. Par ailleurs, cela reste un phénomène ultra-minoritaire.

Tout ce qui touche à l’Islam conduit à des formes d’inconséquences au niveau des discours 

C’est la grande confusion qui règne une fois de plus. Tout ce qui touche à l’Islam conduit à des formes d’inconséquences au niveau des discours et surtout témoigne d’une méconnaissance du fait musulman.

Ce phénomène, aussi minoritaire soit-il, est souvent appréhendé par les commentateurs publics comme étant quelque chose qui subvertirait l’Islam et en conséquence l’ordre social. Cela relève des “paniques morales”, que j’évoque dans mon livre. Il s’agit du moment où une majorité culturelle estime qu’un mouvement minoritaire est sur le point de subvertir l’ordre social en son ensemble.

Aujourd’hui, un musulman peut-il pratiquer librement sa religion sans être soupçonné de radicalisation ?

La réponse peut paraître terrible : il peut se poser la question. Dans les faits, bien sûr, l’État de droit garantit la liberté religieuse. Aujourd’hui, un musulman peut saisir les tribunaux s’il estime que sa liberté religieuse est entravée. Mais le temps politique n’est pas le temps judiciaire. Quand vous êtes pris dans une polémique, cela peut donner lieu à des formes de célérité répressives.

Vous pouvez apporter toutes les justifications que vous voudrez à une personne qui a un soupçon, elle continuera de douter

Des associations apparaissant comme trop musulmanes peuvent faire l’objet d’une interruption de versements de subventions de la part de collectivités. Le contrat d’engagement républicain, de la loi du 24 août 2021, préconise un certain nombre de dispositifs qui, laissés à la discrétion du préfet, peut donner lieu à des interruptions de subventions. Concrètement, le soupçon peut prendre cette forme.

Le soupçon est insidieux. Vous pouvez apporter toutes les justifications que vous voudrez à une personne qui a un soupçon, elle continuera de douter.

Propos recueillis par Marie-Mène Mekaoui

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