Il y a un an, l’Assemblée nationale a voté le dégel du corps électoral pour les élections provinciales, déclenchant le début des révoltes sur l’archipel. Des révoltes durement réprimées qui ont entraîné la mort de 14 personnes. Depuis, le président de la République a suspendu le projet de loi et le processus politique reste au point mort. Benoît Trépied, anthropologue et auteur de l’ouvrage Décoloniser la Kanaky-Nouvelle-Calédonie (Eds. Anarchis, 2025), revient sur les événements et les perspectives politiques envisageables. Interview.
Un an après le début des révoltes en Nouvelle-Calédonie. Quelle est la situation actuelle ?
Suite au 13 mai 2024, les positions se sont durcies pendant des mois, personne ne se parlait. Il y a eu une évolution quand Manuel Valls est arrivé à l’Outre-mer et a repris le dossier calédonien. Il a réussi, au fil de ses déplacements et des dialogues à remettre tout le monde autour de la table et à négocier au vu d’un accord.
Il a été présenté la semaine dernière et a été refusé par les loyalistes, la frange la plus radicale des non indépendantistes. Sans accord, il faudra que les élections provinciales, reportées à deux reprises, se tiennent. Elles se dérouleront vraisemblement avec un corps électoral gelé, c’est-à-dire avec les règles électorales en vigueur.
Comment expliquez-vous que Manuel Valls ait réussi à calmer les tensions entre les différents partis ?
C’était assez étonnant. On ne s’attendait pas à ce qu’il prenne le dossier à bras le corps comme il l’a fait. En même temps, Manuel Valls connaît bien le dossier puisqu’il l’avait beaucoup suivi lorsqu’il était Premier ministre. Il s’est très explicitement remis dans l’héritage de Michel Rocard, ancien Premier ministre, qui avait amené la paix en 1988 par les accords de Matignon et de Lionel Jospin qui avait renforcé et prolongé et à certains égard dépassé le processus avec les accords de Nouméa de 1998.
Emmanuel Macron et ses anciens ministres d’Outre-mer, ont rompu avec cette position en s’alliant avec les loyalistes
Il s’est remis dans ce sillage d’un État impartial, équidistant et arbitre entre les indépendantistes et loyalistes. Dans les années 1980, la paix était revenue avec cette condition. À partir de 2021, Emmanuel Macron et ses anciens ministres d’Outre-mer, Sébastien Lecornu et Gérald Darmanin, ont rompu avec cette position en s’alliant avec les loyalistes. C’est ce qui a brisé la confiance des indépendantistes alors qu’elle avait été difficilement acquise par Michel Rocard.
Il reste à savoir à quel point Manuel Valls est soutenu au sein de l’État et jusqu’au président de la République. Le dossier calédonien est renvoyé à des questions de rapport de force à Paris et ce n’est jamais bon signe. Car quand la Calédonie est instrumentalisée dans des luttes en métropole, en général cela fait des ravages.
Vous pensez à un événement en particulier ?
Oui, l’histoire de la grotte d’Ouvéa. Entre 1986 et 1988, le gouvernement de cohabitation de Jacques Chirac, qui lorgnait sur les voix de l’extrême droite en pleine augmentation, a développé une politique très anti -indépendantiste. Face à cette montée en tension, les indépendantistes avaient réalisé des actions de terrain en réalisant une prise d’otage à la gendarmerie de la petite île d’Ouvéa.
Ce moment a été le paroxysme de l’instrumentalisation politique de la Calédonie
La situation avait dégénérée, quatre personnes avaient été tuées. Les indépendantistes s’étaient réfugiés dans une grotte avec les gendarmes pris en otage. Depuis Matignon, ordre a été donné à l’armée d’attaquer militairement la grotte d’Ouvéa. Dix-neuf indépendantistes et deux militaires ont été tués. C’était la première fois, depuis la guerre d’Algérie, qu’une opération militaire de l’armée française contre des citoyens français se déroulait. Ce moment a été le paroxysme de l’instrumentalisation politique de la Calédonie dans les affaires françaises.
Justement, au début des révoltes, des indépendantistes kanaks, notamment Christian Tein, chef de la Cellule de coordination des actions de terrain (CCAT) et président du FLNKS, ont été mis en détention en Hexagone. En quoi ces détentions mettent-elles en exergue une gestion coloniale des révoltes ?
Lors des semaines de révoltes, l’État a déployé une politique répressive manifestement tournée contre les Kanaks. Il y a eu un emballement judiciaire tel que des détenus de la prison de Nouméa ont dû être transférés en France pour faire de la place aux nouveaux. Des responsables politiques de la CCAT, organisatrice des mobilisations contre le dégel du corps électoral, ont été soupçonnés par le parquet d’être derrière toutes les opérations et d’avoir « commandité les exactions » de mai 2024.
Incontestablement, cela rappelle de vieilles pratiques coloniales
Ce mouvement qui a consisté à criminaliser la révolte, qui est une manière de la dépolitiser, et à dénoncer les responsables de la CCAT comme les commanditaires, a amené à leur mise en détention provisoire en Hexagone, chacun à l’isolement dans des prisons différentes. Incontestablement, cela rappelle de vieilles pratiques coloniales. À l’époque, lorsqu’il y avait un chef rebelle, la stratégie était de l’exiler.
Il faut noter que le dossier a été porté par le tribunal de Nouméa mais les avocats de la défense ont dénoncé son impartialité. Le tribunal est composé de personnels appartenant à l’élite blanche de Nouméa et qui peuvent être sujet à de fortes pressions. Il a été demandé que le dossier soit étudié par un tribunal extérieur pour avoir un regard distancé sur l’affaire. Après un passage en cours de Cassation, le dossier a été remis au tribunal de Paris.
Votre livre s’intitule Décoloniser la Kanaky-Nouvelle-Calédonie. Pourquoi ?
J’ai écrit ce livre pour donner des clefs de compréhension au public hexagonal qui ne connaît pas ce dossier alors que l’État agit sur l’archipel au nom du peuple français. J’ai choisi le terme « décoloniser » parce qu’il y a un processus de décolonisation. Le terme est dans l’accord de Nouméa lui-même inscrit dans la Constitution française. Ce n’est pas un terme militant.
Pour comprendre la situation actuelle il faut connaître l’héritage coloniale et les enjeux de la décolonisation. Quant aux mots “Kanaky Nouvelle-Calédonie”, c’est une façon d’insister que le terme Nouvelle-Calédonie n’est pas neutre. Il traduit un rapport de domination puisqu’il est une invention coloniale de James Cook en 1774.
Si nous sommes dans une exigence de décolonisation, cela passe par l’enjeu du nom. Et depuis les années 1980, les indépendantistes disent que leur pays s’appelle Kanaky. Il y a eu un nouvel usage officieux qui s’est répandu depuis une vingtaine d’années qui a pour but de trouver un terme de compromis en fusionnant ces deux termes.
Vous consacrez une partie du livre à l’histoire de la Kanaky d’avant colonisation. Pourquoi c’était important de le faire ?
L’histoire de ce pays ne se résume pas à l’histoire coloniale. Le moment zéro de la chronologie ne commence pas avec l’arrivée de James Cook en 1774 ou la prise de position française en 1853.
Finalement, cette histoire coloniale représente seulement 10 % de l’histoire humaine du pays. Si l’on souhaite comprendre la profondeur historique de l’expérience culturelle et sociale kanak et de la revendication politique portée, il faut prendre en compte ces 3 000 ans d’histoire.
Aujourd’hui, pour aller vers une sortie de crise, quelles sont les réponses institutionnelles qu’il faut apporter ?
Les Kanaks le répètent, ils ne renonceront jamais à leur indépendance. Il faut que les non Kanaks et que l’État comprennent que tant que cette revendication n’aboutira pas, ils n’auront jamais la paix. Mais la dynamique des accords autour de la définition de la citoyenneté et la façon dont les Kanaks ont accepté de partager leur droit à l’autodétermination ouvrent l’espace d’un compromis politique et de l’imagination d’une forme d’indépendance qui permettrait à chacun de s’y retrouver.
Il faut inventer une décolonisation d’un genre nouveau
Il existe un espace de négociation pour une forme de souveraineté ou ces intérêts seraient maintenus, par exemple avec des accords avec la France. Il faut inventer une décolonisation d’un genre nouveau. Et les indépendantistes disent depuis longtemps qu’ils ne veulent pas d’une indépendance de rupture sur le modèle de celles des années 1950.
La balle est dans le camp des non Kanaks. Soit ils comprennent que les Kanaks n’abandonnent pas leur indépendances ou ils restent dans une attitude intransigeante d’opposition. Mais le pays court de grands risques avec une telle stratégie jusqu’au boutiste qui rappelle l’Algérie française des derniers instants.
Propos recueillis par Marie-Mène Mekaoui