« La situation postcoloniale » est un recueil collectif de recherche paru en 2007. Aujourd’hui, il fait toujours référence. Dans cette étude approfondie, 34 professeurs, historiens et chercheurs remettent en lumière la question coloniale.

Parmi eux, Françoise Lorcerie, directrice de recherches émérite en sciences politiques, se distingue avec un chapitre provocateur intitulé « Le primordialisme français, ses voies, ses fièvres ». Elle y explore la propension nationale à concevoir une identité française hors du temps, stable et gauloise, en niant l’aventure coloniale et ses répercussions.

Engagée dans la lutte contre le racisme et les discriminations, Françoise Lorcerie a étudié l’intégration des étudiants originaires d’Afrique du Nord dans le secteur public. Ses travaux s’appuient sur des témoignages, des chiffres et des enquêtes, elle met en lumière, au travers de ses thèses, l’injustice raciale qui touche ces étudiants étrangers.

Françoise Lorcerie analyse la place des études post-coloniales en France. Un travail de recherche toujours d’actualité, dans un contexte de plus en plus marqué par des débats et une politisation grandissante autour de ”l’identité française”. Interview.

En 2007, les cours accordés à l’histoire coloniale française dans les cycles primaires, secondaires et universitaires étaient très rares. Près de vingt ans après, qu’en est-il ?

L’histoire coloniale est un peu plus étudiée qu’avant, mais cela reste très récent et minimal. Quand il s’agit de raconter une histoire où la France a eu un rôle discutable, raconter la mémoire coloniale est loin d’être la priorité des politiques. La France a du retard sur ces questions-là.

L’Italie, l’Espagne, la Belgique, même l’Allemagne, qui est souvent comparée à la France, ont finalement mieux réussi à démocratiser ces études. Elles ne visent pas à politiser l’histoire, mais simplement à faire un long travail de recherche sur les événements coloniaux du passé et les traces qu’ils en ont laissées.

Comment peut-on définir la littérature postcoloniale et quels domaines d’études peuvent y être associés ?

C’est principalement la sociologie qui se penche de cette façon critique sur cette histoire française, impériale et coloniale. Selon divers travaux, dont précocement ceux de Véronique De Rudder, le caractère avéré des discriminations ethno-raciales imposerait de quitter l’égalitarisme abstrait, et de donner une réalité pratique aux principes républicains. La république, c’est, bien sûr, la liberté, l’égalité et la fraternité de tous les citoyens français, même vis-à-vis de ceux originaires d’anciennes colonies.

Parmi les égalités citoyennes qui devraient être acquises, il y a aussi le droit au savoir, de son histoire et de ses ancêtres, et donc d’avoir cet accès à une étude enrichie de l’ère coloniale française. Mais ces principes républicains, on le voit, sont rarement encore appliqués aujourd’hui.

Les débats sur ces questions postcoloniales restent encore largement confinés en sociologie ou dans les cycles universitaires. De nombreux romans et études sur ce sujet sortent quand même régulièrement qui éclairent la question, sans compter le récent livre très complet Colonisations, notre histoire de l’historien Pierre Singaravélou, qui a connu un vrai succès. Mais ce domaine d’étude reste encore marginal en sociologie.

Comment l’étude de l’histoire coloniale française s’est-elle ajoutée dans les programmes scolaires ?

Vers la fin des années 1990, début des années 2000, le changement social des populations issues de l’immigration amène des tensions en France. Ces jeunes-là ont eu une formation scolaire marquée souvent par la difficulté, mais ils parviennent parfois à s’élever plus haut que leurs pairs issus de la première vague d’immigration. Ils se réfèrent à l’égalité, à la justice sociale, aux valeurs du modèle français et ils sont déçus ou désespérés des difficultés qu’ils éprouvent à se faire une place dans la société.

En fait, une sorte de frontière s’est établie entre les Français “normaux” et les Français issus de l’immigration dans les rapports sociaux. Mais après la mort de Zineb (Redouane, ndlr.) notamment, les minorités se soulèvent ; bien sûr, en réponse, les nostalgiques de l’ère coloniale se réveillent aussi ; et les thèmes du colonialisme et de la race reviennent au-devant de la scène.

Les programmes scolaires ont changé et les histoires coloniales se sont désormais intégrées dans les programmes d’histoire. Mais il y a encore beaucoup de craintes. Quand les professeurs avaient le choix de faire apprendre l’indépendance de l’Inde ou la guerre de l’Algérie, presque tous, vous vous en doutez, choisissaient l’Inde, car c’était une ancienne colonisation qui n’était pas française. C’était plus simple.

Quelques années après, l’enseignement de la guerre d’Algérie est devenu obligatoire au programme, de nombreux travaux de recherche permettaient de l’étayer et cela satisfaisait bien des jeunes en recherche de réponses. La guerre d’Algérie a donc enfin été obligatoire à étudier au lycée, mais elle est encore peu abordée en cours.

Les professeurs d’histoire sont-ils suffisamment formés à enseigner cette période coloniale à leurs élèves ?

En France, de nombreux professeurs ne savent toujours pas comment apprendre à leurs élèves le passé colonial. Pour ces professeurs, c’est généralement une période de l’histoire délicate à aborder. Ils ne sont, en effet, pas assez formés à comprendre et à faire apprendre cette période de la colonisation, et doivent finalement savoir le faire seuls. Ils se retrouvent ensuite dans une classe avec des élèves aux multiples origines, et aux possibles passés plus ou moins traumatiques, sans savoir par quel angle leur apprendre cette période de l’histoire.

Jusqu’à présent, on préfère enseigner une histoire française glorieuse. Cette vieille phrase de 2005 prononcée au Parlement Français semble toujours d’actualité : « Étudier le passé colonial français, oui, mais en reconnaissant le rôle positif de la France dans ces territoires d’outremers. »

Avec le temps, pensez-vous que ces études se démocratiseront-elles ?

Je ne pense pas. C’est en cas de révoltes populaires, d’un changement de mœurs que la société se tournera vers un travail de recherche et améliora peut-être sa recherche de celui-ci, mais le fond ne changera pas. L’envie première, ce ne sera pas de changer la culture ou ses principes, mais seulement de répondre aux attentes des gens, sans aller plus loin. Néanmoins, si les programmes scolaires développent cette histoire coloniale, cela sera une très bonne nouvelle.

Il est très important de comprendre ces événements passés. C’est une histoire trop récente pour être oubliée, on parle d’un passé qui ne passe pas, elle constitue la France d’aujourd’hui. Et elle aide à comprendre les rapports inégaux qui continuent à structurer le monde.

Propos recueillis par Emma Feyzeau 

Illustration ©FranckBrennan

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