Le 2 avril, le biopic sur Frantz Fanon est arrivé dans les salles de cinéma. Le répit prend racines en 1953 lorsque Fanon, psychiatre antillais, est nommé chef de service au sein de l’hôpital Blida Joinville en Algérie. Pendant deux heures, nous suivons Fanon au sein de sa pensée décoloniale et de son engagement pour la libération des peuples colonisés.
On le suit également dans la rédaction de l’une de ses œuvres majeures, Les Damnés de la terre (1961), la dernière avant sa mort la même année. En première semaine, le film connaît un véritable succès au sein des salles françaises malgré la volonté de certaines salles de ne pas diffuser le biopic. Pour le Bondy Blog, le réalisateur antillais Jean-Claude Barny revient sur son film et sur sa volonté de bousculer l’industrie du cinéma. Interview.
D’où vient l’envie de réaliser un biopic sur Frantz Fanon ?
J’ai fait ce film sur lui, car un besoin s’est manifesté lorsque j’étais adolescent. J’ai très vite réalisé que nous étions peu représentés dans l’univers médiatique, caricaturé et souvent mis du côté par des gens toxiques dans l’industrie du cinéma et de la télévision. Quand j’ai eu 16 ans, j’ai découvert l’ouvrage Peau noire, masque blanc de Frantz Fanon. Ça a été pour moi une véritable révélation.
J’ai compris que cette situation n’était pas une fatalité et que le problème était véritablement structurel, que l’on pouvait faire bouger les choses. Ce que j’ai aimé chez Fanon, c’est qu’il nous ressemble. Il est brillant et il ne fait pas de concession. Son côté visionnaire et humaniste m’a beaucoup touché. Et ce que j’aime bien dans sa manière de faire, c’est qu’il est ghetto quelque part.
Auparavant, vous avez travaillé sur des films comme La Haine en tant que directeur de casting ou en tant que réalisateur sur le film Nèg Maron. D’où vient cette volonté de dénoncer et de faire des films politiques ?
Cette démarche politique, je l’ai depuis mon premier court-métrage. En tant que réalisateur, dès qu’on a l’occasion de s’exprimer, on le fait. Je suis toujours attaché à mes valeurs et à mes idées. Toutes les productions de ma filmographie sont, selon moi, des contre-balanciers pour apporter de la nuance dans toute cette globalité orientée.
L’industrie a beaucoup trop déshumanisé les personnes issues de l’immigration
Grâce à Peau noire masque blanc, j’ai compris qu’il y avait quelque chose d’aliénant qui agit sur la psychée des personnes issues de l’immigration à force d’entendre et de voir trop de choses négatives à notre sujet. Au final, on se retrouve dans une position de frustration sans la moindre possibilité de se défendre ou de réagir. C’est pour cela que je fais des films. C’est pour proposer un souffle aux gens et pour qu’ils puissent se voir différemment et avec de la nuance. L’industrie a beaucoup trop déshumanisé les personnes issues de l’immigration, il fallait changer les choses.
Sur ce film historique, comment avez-vous travaillé ?
Auparavant, j’ai créé une série télévisée qui s’appelait Tropiques Amers qui était une histoire sur l’époque de l’esclavage. Personnellement, j’ai beaucoup aimé ce travail d’enquête. Apprendre à travailler de manière minutieuse, chercher de l’information et trouver des sources pour nourrir mon travail. J’ai découvert un véritable appétit pour les films d’époque.
Je rends à la population algérienne ce que j’aurai voulu qu’on me donne
Pour Fanon, on a voulu faire pareil et avoir ce même niveau de recherche afin d’en faire un film épique. Nous avons travaillé pendant quatre ans afin qu’il soit le plus cinématographique possible et proche de la réalité en même temps. Je ne voulais pas être dans la caricature ou faire un film trop léger. Je rends à la population algérienne ce que j’aurai voulu qu’on me donne. Nous avons été trop souvent victimes de la caricature par le passé, notamment vis-à-vis de la langue où tous les dialectes étaient mélangés. C’est simplement une question de respect.
Le biopic fait un focus sur les années où Fanon était psychiatre à l’hôpital de Blida en Algérie. Que doit-on retenir du chapitre algérien de Fanon ?
J’ai choisi de montrer uniquement sa période en Algérie, car c’est un moment important de sa vie. C’est là où il est le plus épique et où il devient un résistant. C’est en Algérie qu’il commence l’écriture de son œuvre Les Damnés de la Terre et c’est un ouvrage qui contient énormément de savoir.
Si j’avais fait un film sur toute sa vie, beaucoup trop d’informations auraient été manquées. La période de la colonisation en Algérie était à mon sens le “parfait laboratoire” pour raconter Fanon et pour comprendre la colonisation. Malgré ce focus, nous n’avons pu faire que deux heures de film !
Dans le film, on suit Frantz Fanon dans l’écriture de l’une de ses œuvres majeures, Les damnés de la terre. Quelles sont les idées issues de ces œuvres que vous vouliez mettre en avant dans le film ?
C’est un film assez complexe, car c’est un film sur la psyché et concrètement, on ne peut pas la matérialiser. C’était particulièrement difficile. Ce qui était intéressant pour moi, c’était de montrer l’aliénation. Fanon a montré que la colonisation était une forme de maladie qui pousse l’être humain à devenir aliéné, qu’il soit colonisé ou colonisateur.
Pour pouvoir combattre le racisme et la colonisation, il faut se soigner et « nettoyer » son esprit pour arriver à considérer l’autre comme un être humain, peu importe qui il est et sans lui enlever sa culture. L’objectif du film était de mettre les spectateurs dans une sorte de consultation en tête-à-tête avec Fanon pendant deux heures et que certains moments du film soit des moments de réflexion pour le public.
Malgré le succès du film, de nombreuses salles de cinéma ont décidé de ne pas mettre le film à l’affiche en première semaine. Quelle est votre réaction face à cette situation ?
Dès le départ, on savait que le film serait difficile à vendre auprès des exploitants. Malgré cela, on voit que le film fonctionne bien. On a toujours été inconfortable dans ce milieu-là donc je me suis permis de mettre mal à l’aise à mon tour avec ce film. “Fanon” a été fait bouger les lignes et en particulier pour faire bouger les gens de l’industrie.
J’ai l’impression d’avoir sonné à la bonne porte et je reçois des milliers de messages et de retours de la part du public et notamment du public algérien. Le peuple algérien ne tergiverse pas avec son histoire coloniale. Beaucoup ont revu une partie de leur histoire et ont été satisfaits de ça.
Propos recueillis par Sélim Krouchi