Il y a maintenant cinq ans, Frank Lao, militant anti-raciste, a lancé son compte Instagram : Décolonisons-nous. Aujourd’hui, près de 198 000 personnes suivent se compte de vulgarisation politique sur les questions postcoloniales. En octobre dernier, le militant de 39 ans publie un livre “Décolonisons-nous” aux éditions JC Lattès.

Cet ouvrage explore la question coloniale et la manière dont cette histoire a façonné notre société. Un passé qui continue a affecté les personnes non-blanches en France. Dans cette interview pour le Bondy Blog, il revient sur les racines de son engagement et son ouvrage. Interview. 

Qu’est-ce qui vous a poussé à passer de votre activité sur Instagram à l’écriture d’un livre ?

J’écris beaucoup depuis mon adolescence, notamment grâce au rap qui a été une thérapie pour moi par rapport à mon parcours et au contexte familial que je traversais. Le format rap, qui est assez court, collait déjà à Instagram et mes posts intéressaient mon éditrice qui me suivait depuis un certain temps.

Elle m’a proposé d’écrire un livre et j’ai sauté sur l’occasion, car je commençais à avoir de plus en plus de followers sur Instagram. Je voulais vraiment sortir du virtuel pour aller vers du concret.

Dans le livre, je m’écarte de la vulgarisation en allant plus en profondeur 

Pendant environ trois ans, je suis resté anonyme sur Instagram. Je voulais traiter de tous les sujets en me détachant de ce que je pouvais représenter. Mais dans le livre, je m’écarte de la vulgarisation en allant plus en profondeur et je fais un parallèle avec ma vie personnelle et mon intime. Grâce au livre, j’ai eu plus d’espace pour le développement de mes idées.

Quel a été le point de départ dans votre engagement militant ?

La raison est multifactorielle. L’un des points de départ de mon engagement a été l’histoire de mon père décédé lorsque j’avais 9 ans, suite à l’affaire du sang contaminé par le VIH dans les années 80. Mon engagement part aussi d’une forme de résistance transmise par ma mère. Elle m’a toujours appris à ne jamais me laisser faire, notamment lorsque je subissais une agression raciste à l’école par d’autres enfants.

Dès le départ, j’avais cette sensibilité à l’injustice et au rapport entre le dominant et le dominé. Ce qui m’a motivé, c’était de parler de ma condition et de celle des autres. Dans mon chapitre sur les violences policières par exemple, je parle des contrôles de police que je subissais lorsque je traînais avec mes amis noirs et nord-africains.

Cela concerne beaucoup de gens et raconter leur quotidien est un bon moyen pour leur permettre d’avoir des idées plus politisées. Je pense qu’il fallait à un moment laisser sortir nos contre récits que la société nous forçait à contenir pour que l’ordre établi se maintienne.

Dans votre livre, vous questionnez le rapport entre la société et le passé colonial de la France. Comment définiriez-vous le racisme ordinaire et comment s’est-il normalisé selon vous ?

Comme je le disais dans mon livre, j’ai beaucoup de mal avec l’appellation « racisme ordinaire », mais elle reste importante. Elle permet de nommer cette forme de racisme qui a été banalisée et hiérarchisée au sein des formes de violences, comme une forme qui ne serait pas du racisme, car elle ne serait pas si grave que ça.

Lorsque que l’on qualifie une violence de racisme ordinaire, on considère cet acte comme isolé, alors que c’est rarement le cas. Les violences et les microagressions racistes se répètent et portent des conséquences dramatiques sur le mental et même plus tard sur le physique. Nous vivons dans une société traversée par le racisme. Tout l’héritage de la colonisation ne s’est pas arrêté aux indépendances.

« La transmission est la colonne vertébrale du progrès et de l’avancement », selon vous. Comment peut-on sensibiliser les jeunes générations à la lutte anti-raciste ?

Concernant les jeunes générations, il faut utiliser ce qu’ils aiment pour les intéresser, sans utiliser des termes universitaires, trop compliqués. C’est d’ailleurs ce qui a plu à mon public sur Instagram. J’ai vulgarisé tout ce que je lisais pour que ce soit accessible et j’ai en ai fait de même pour le livre. Dans mon livre, je cite à la fois beaucoup de sources sociologiques, mais aussi des comptes Instagram sur le sujet pour que les jeunes puissent y accéder facilement.

Il faut qu’on conscientise l’historicité du racisme, comment il est né et comment il s’applique dans notre contexte

Je voulais que le livre soit populaire et qu’il s’écarte de l’élitisme. Une de mes motivations a aussi été mes enfants. Je voulais qu’ils évitent de perdre du temps et qu’ils aient les informations précises et développées que je considère avoir eues trop tard. Il faut qu’on conscientise l’historicité du racisme, comment il est né et comment il s’applique dans notre contexte très lié à l’histoire coloniale.

Vous consacrez une part de votre ouvrage à la question du contrôle des corps racisés dans l’espace public, mais aussi à leur invisibilisation. Pouvez-vous nous en parler ?

L’organisation des corps racisés dans l’espace public est l’héritage de la période coloniale. À l’époque des colonies, les blancs avaient différents quartiers qui leur appartenaient et dans leurs rues ou leurs maisons, c’étaient les subalternes non-blancs qui s’occupaient notamment de la propreté.

Aujourd’hui, on se retrouve dans ce même schéma, certes moins explicite, mais du même ordre. On peut aussi observer que les quartiers populaires sont surreprésentés en population d’immigration postcoloniale et qu’il est difficile pour une personne racisée de sortir de ces enclaves et d’aller dans des quartiers bourgeois, notamment parce que les agences immobilières portent aussi des critères basés sur la race et non uniquement sur les moyens financiers.

Il y a même un soutien étatique de la part de certains élus qui vont refuser que des rames de tramway parviennent dans des quartiers populaires, car il y a une volonté de séparer les personnes blanches et non-blanches.

Le passé colonial de la France a marqué une distinction sociale entre la population blanche et les populations racisées. Comment ce différentialisme racial reste-t-il un facteur important dans le rejet des personnes racisées ?

Dans leur grille de lecture, beaucoup de personnes oublient le rapport de force. Tout est mis sur le même plan et sur le même pied d’égalité alors que ça n’est pas le cas. Lorsque l’on nous dit de nous intégrer, c’est estimer que l’on part du même point, comme ci, il n’y avait pas de ligne raciale entre les populations blanches et non-blanches. Malgré le fait que nous sommes des êtres humains et que dans l’absolu, nous sommes égaux, il y a toujours une histoire de classe et un rapport de domination à prendre en compte au sein de la société française.

Vous commencez chaque chapitre commence par une punchline de rap français. Pourquoi ce choix ?

C’est un choix très personnel. Je voulais sortir des punchlines qui m’accompagnaient lorsque j’étais adolescent et j’ai été inspiré par Maboula Soumahoro qui faisait un peu la même chose dans son livre « Le triangle et l’Hexagone ». J’avais bien apprécié, d’autant plus que j’ai moi-même fait du rap dans ma jeunesse, donc il était impensable pour moi que je ne mette pas cette culture hip-hop dans mon livre.

J’explique d’ailleurs dans mon livre que le hip-hop a été une porte d’entrée pour l’expression des personnes discriminées et touchées par l’oppression raciale. Le rap m’a aussi transmis des noms comme Aimé Césaire, Frantz Fanon ou même Martin Luther King ou simplement des références territoriales, car on a ce paysage postcolonial que l’on n’a pas ailleurs. Le rap, c’est la sociologie des quartiers.

Propos recueillis par Sélim Krouchi

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