Vendredi 25 avril, Aboubakar Cissé, un jeune homme musulman, a été tué de 57 coups de couteau dans la mosquée Khadidja de la commune de La Grand-Combe (Gard). L’assaillant a filmé son acte en proférant des insultes contre Allah. Ce drame intervient dans un contexte d’augmentation des actes islamophobes en France. Pour Hamza Esmili, anthropologue des religions, un débat sérieux sur la réalité de l’islamophobie s’impose. Interview.
Vous venez de publier “La Cité des musulmans. Une piété indésirable” (éditions Amsterdam), dans lequel vous explorez la construction du « problème musulman » en France. Comment observez-vous le drame qui a coûté la vie à Aboubakar Cissé dans le Gard ?
C’est un acte horrible et odieux, mais qui n’est pas le premier de cet ordre-là. On l’oublie, mais il y a eu un certain nombre de violences islamophobes ces dernières années, qui n’ont pas été suffisamment prises au sérieux dans le débat médiatique et politique, mais aussi par la société toute entière.
Je pense par exemple à l’attentat de la mosquée de Bayonne en 2019, mais plus tard aussi, en décembre 2022, avec la fusillade contre des militants kurdes à Paris, où il y a eu quand même trois morts, l’assaillant revendiquant une motivation raciste et islamophobe. L’assaillant avait d’abord visé une mosquée, puis lorsqu’il n’y est pas parvenu, s’est rabattu sur des Kurdes. En 2023 également, un jardinier s’est fait attaquer à coup de cutter et insulté de « bougnoule », à Villecresnes.
Il y a une histoire de violences islamophobes qui correspond plus largement à une nette augmentation de l’islamophobie telle qu’elle est ressentie par les musulmans.
En l’état actuel des informations disponibles, peut-on d’ores et déjà identifier une dimension islamophobe dans ce meurtre ?
L’enquête judiciaire dira ce qu’ont été les motivations précises. Mais quand un assaillant se rend dans une mosquée, commet un acte d’une violence inouïe et tient des propos injurieux à l’égard des musulmans et de l’islam, à mon avis la question de l’islamophobie est tout à fait nette.
Il y a une crispation collective autour des musulmans et de l’islam, qui est très forte
Néanmoins, cela n’empêche pas qu’il y ait d’autres motifs. Par exemple, on pourrait découvrir qu’il souffrait de délire, mais il est bien de rappeler que le délire se nourrit toujours d’un environnement social, d’un contexte, d’un débat, de choses que l’on entend. Et évidemment, en France, ces dernières années, il y a une crispation collective autour des musulmans et de l’islam, qui est très forte, et malheureusement, qui ne peut que produire des pathologies collectives très graves. La violence en est l’une d’entre-elle, mais il peut y avoir d’autres.
Ce qui me semble le plus inquiétant, c’est qu’on a l’impression qu’il y a une impasse, que la société française ne sait pas du tout comment traiter de la question musulmane en France.
Après les attaques contre des lieux de culte à Cherbourg et Narbonne, assiste-t-on aujourd’hui à une escalade dans la gravité de ces actes ?
L’État français fait très peu de recension des actes islamophobes. Tout ce que l’on a, c’est le ressenti des musulmans et celui-ci est clairement très mauvais.
On ne sait pas mesurer de manière claire les augmentations d’actes islamophobes
Il y a un certain nombre d’actes qui sont considérés, par le ministère de l’Intérieur, comme étant des actes racistes anti-musulmans. Néanmoins, l’État français a quand même largement criminalisé la lutte contre l’islamophobie, parce qu’il considère que le dénoncer est déjà potentiellement un signe de radicalisation. Aujourd’hui, il y a très peu de gens qui sont prêts à nous dire, à l’échelle du territoire, « Il s’est passé ça ici », donc on ne sait pas mesurer de manière claire les augmentations : quand c’est plus grave, quand c’est moins grave. Cela mène à un moment d’inquiétude extrême.
Quel regard portez-vous sur la couverture médiatique et les réactions politiques qui ont suivi ?
On n’a pas l’habitude en France de considérer les musulmans comme victimes de violences, de racisme, de discriminations, ou encore d’attentats. On a plus l’habitude de l’inverse. Quand on a une posture très dure à l’égard des musulmans, qu’on ne cesse de dire qu’ils n’ont pas leur place en France ou qu’ils doivent radicalement changer pour pouvoir espérer rester dans la société française, il est évident qu’on se trouve légèrement embêté quand c’est un musulman qui est la victime.
Un certain nombre de personnalités politiques récusent le terme « islamophobie », préférant parler d’actes « anti musulman ». Comment voyez-vous cette pudeur sémantique ?
Derrière cette querelle sémantique, il y a un déni de ce racisme qui affecte les musulmans. Lorsqu’on refuse de nommer cette forme particulière de racisme qu’est l’islamophobie, on s’empêche de voir en quoi elle est particulière. Ce n’est pas un racisme anti-arabe, mais c’est le moment où, au sein de la société française, des phénomènes de mobilité sociale commencent à toucher la communauté musulmane.
Au sein du gouvernement, certains refusent de manière très nette le terme islamophobie. Ce sont souvent des gens, soit qui viennent des fractions de la gauche, qui ont été gagnés par le néo-républicanisme, c’est-à-dire une forme de républicanisme que j’estime dévoyée, qu’on pourrait définir comme les restes du printemps républicain. Soit, des gens qui viennent plutôt d’une tradition nationaliste catholique. Ce sont deux grands courants idéologiques qui refusent très nettement le terme islamophobie.
Cet événement tragique a suscité une vague d’émotion au sein de la communauté musulmane, selon vous, quelles répercussions peut-elle avoir pour les musulmans en France ?
Il y a une émotion collective qui a saisi la communauté musulmane, mais aussi la société plus généralement, et c’est une bonne chose. Le Premier ministre a utilisé le terme “d’ignominie islamophobe”, il me semble que c’est une première. Je ne crois pas que jusque-là, un responsable de ce niveau en France ait eu ce type de mot. Évidemment, il y a un contexte dans lequel la France a très lourdement disqualifié, voire criminalisé, l’islamophobie.
Donc il y a quelque chose qui perce là, on sent qu’il y a une émotion, un débat qui commence, c’est important et nécessaire. Maintenant, il y a un piège dans lequel on ne doit surtout pas tomber, c’est de mettre en concurrence les différentes formes de racisme, d’homophobie et d’antisémitisme.
Il faut être capable aujourd’hui de parler globalement du rapport de cette société, la société française, à ces minorités
Ce qui se passe souvent en France, c’est que certains en champ politique vont choisir une minorité contre une autre. Or, c’est tout l’inverse de ce qu’il faut faire. Il faut être capable aujourd’hui de parler globalement du rapport de cette société, la société française, à ces minorités. Il faut être capable de penser la manière dont s’établissent les relations entre des individus, des sous-groupes et une société globale.
Pensez-vous que cette situation pourrait susciter une prise de conscience plus large sur la réalité de l’islamophobie en France ?
La question du problème musulman, aujourd’hui, concerne tout l’avenir des Français. De plus en plus de personnes en parlent, notamment les médias, mais il faut un débat raisonnable, mesuré et sérieux autour de la question, incluant la parole des musulmans sur ce qu’ils vivent. Pour qu’une prise de conscience émerge sur l’islamophobie, il est essentiel de passer de l’émotion au développement intellectuel, en clarifiant les réalités vécues par les musulmans. Au-delà, c’est le type de vivre-ensemble que l’on veut construire qui est en jeu.
Propos recueillis par Jade Maurinier