À l’occasion d’une conférence de presse à l’Élysée, le président de la République a annoncé un grand plan contre l’infertilité « pour permettre un réarmement démographique ». 

La formule martiale a glacé un bon nombre de féministes, entraînant une cascade de réactions. Politologue et féministe décoloniale, Françoise Vergès est l’autrice de « Le Ventre des Femmes. Capitalisme, racialisation, féminisme ». Pour elle, ce discours « est l’expression d’une vieille idéologie ». Interview. 

Lors de son allocution, mardi 16 janvier, le président de la République a appelé à un “réarmement démographique”. Vous êtes l’autrice, notamment, de « Le Ventre des Femmes. Capitalisme, racialisation, féminisme ». Comment analysez-vous la déclaration d’Emmanuel Macron ?

La déclaration d’Emmanuel Macron est en droite ligne de cette politique d’État qui veut contrôler le ventre des femmes, décider qui a le droit de faire des enfants, et de combien d’enfants il faut faire. Le terme « réarmement », qui semble indiquer que le ventre des femmes est une usine à fabriquer des armes pour la nation, est totalement militariste. On est stupéfaite !

Le vocabulaire est totalement détaché de la réalité concrète. Macron indique une grande campagne contre l’infertilité, mais déjà pas un mot sur les raisons d’une infertilité grandissante (perturbateurs endocriniens, pollution…). Chez les femmes, l’endométriose peut être une cause d’infertilité, chez les hommes des pays industrialisés, la concentration de spermatozoïdes dans le sperme a diminué de plus de 50 % entre 1973 et 2011. Des causes dues à un système économique, à l’abandon organisé des services publics (hôpitaux), à la mainmise de la logique de profit sur les laboratoires de recherche, au racisme.

C’est surtout une expression qui met en lumière l’idéologie macroniste 

Pas un mot non plus sur le manque de soins prénataux, de maternités, de sage-femmes, de crèches, sur les inégalités de classe et de race, sur la pauvreté, sur le racisme, sur le fait que les femmes racisées ont plus de difficultés à avoir accès aux soins…

« Réarmement démographique » c’est surtout une expression qui met en lumière l’idéologie macroniste de communicant : martiale et sans aucune attention à la réalité concrète que vivent des millions de personnes en France. Et sans aucun intérêt pour l’enfant à naître, pour son épanouissement ou pour son futur. On est quand même dans un pays où des enfants parce que Noirs, Arabes, Roms, réfugiés, migrants sont criminalisés, emprisonnés, harcelés, humiliés, tués. Dans un État qui privatise les soins, rend la vie épuisante à des millions de personnes.

Que dit l’emploi d’un vocabulaire martial en termes de natalité ?

C’est au 19ᵉ siècle que les gouvernements des États modernes et capitalistes du nord mettent en place des outils pour calculer natalité et fécondité et agir dans le sens de leurs intérêts. La science de la démographie naît. L’État moderne calcule ses besoins : combien de bras nécessaires dans les usines ? Dans ses campagnes ? Pour ses guerres ?

Il faut que les femmes fassent des fils à envoyer aux usines ou à la mort. L’État moderne est martial, car son pouvoir repose sur la défense armée. Et il en faut des hommes ! Pensons au nombre de petits Français envoyés à la mort pendant la première guerre mondiale et il faut ajouter les nombreux soldats colonisés à qui la France n’accordait aucun autre droit que celui de mourir pour elle ; aux guerres coloniales, aux interventions impérialistes.

Dès le départ, toutes les naissances ne sont pas désirables !

Mais attention ! Dès le départ, toutes les naissances ne sont pas désirables ! L’eugénisme (favoriser la naissance d’enfants « bien portants ») et les campagnes de stérilisations forcées qui visent les femmes des classes populaires, les communautés racialisées et colonisées montrent que la démographie n’est pas une science neutre.

Le vocabulaire martial n’est donc ni nouveau ni étonnant. Il n’est que l’expression d’une vieille idéologie où désirer un enfant, le concevoir, le chérir, l’accompagner dans son épanouissement est totalement secondaire.

Dans le débat politique, la question de la natalité est une marotte de l’extrême-droite qui voit en ce sujet un “outil” de lutte contre l’immigration. Selon vous, Emmanuel Macron s’aligne-t-il sur ce narratif ?

Le terme « réarmement » répété à plusieurs reprises est emprunté au vocabulaire d’extrême droite, toujours inquiète du « déclin de la France ». Alors oui, c’est un alignement.

Dans Le ventre des femmes, l’histoire de la Réunion illustre comment l’État français, dans les années 60-70, a encouragé les femmes blanches à procréer pendant qu’il restreignait le droit de se reproduire des femmes non blanches. Voyez-vous un parallèle avec ces récentes déclarations ?

En mars 2023, à Mayotte, Olivier Brahic, directeur de l’Agence régionale de la santé, un haut cadre de l’État en quelque sorte, déclarait : « Je n’aime pas beaucoup ce terme, mais c’est cela : on va proposer aux jeunes mères une stérilisation. En clair, on leur proposera de leur ligaturer les trompes ». On entendrait ça en France ? C’est sur ce département français qu’on a d’abord entendu dire qu’il fallait revoir le droit du sol, que les femmes faisaient trop d’enfants qui naissaient français et donc que ça posait problème.

Le vieux discours raciste de la menace d’invasions non blanches demeure actif

À Mayotte, la population est en majorité noire et musulmane, on en déduit que pour un homme blanc, la stérilisation de femmes noires et musulmanes est souhaitable. En France, par contre, à la même époque, Macron s’inquiétait de la baisse de la natalité. Je ne pense pas que la démographie ait été déracialisée, ni en France, ni au niveau mondial. Le vieux discours raciste de la menace d’invasions non blanches demeure actif.

Toujours dans Le ventre des femmes, vous exposez le choix stratégique de la France coloniale et esclavagiste, a fait entre « l’importation de la main d’œuvre » et sa reproduction. Pensez-vous que l’histoire se répète ?

Le choix stratégique de la France dans ses colonies esclavagistes a été d’importer de la main d’œuvre ». Dans les colonies post-esclavagistes de surexploiter la main d’œuvre, et en France de faire venir de la main d’œuvre de pays européens puis de ses ex-colonies dans des conditions affreuses d’exploitation et de racisme.

Maintenant, la France vieillit, c’est un fait, comme de nombreux pays. Qui va travailler ? Qui va payer les retraites ? Ces questions se posent dans un contexte de « victoire idéologique » du RN, de vote de lois inspirées par une idéologie de plus grande répression et d’ordre moral (contre le séparatisme, de surveillance, sur l’immigration). Le tournant autoritaire d’une part et néolibéral d’autre part, s’affirme, en France, en Europe et dans de nombreux pays.

La question pour moi n’est pas tant que l’histoire se répète, mais que nous faisons face à des forces profondément réactionnaires

La question pour moi n’est pas tant que l’histoire se répète, mais que nous faisons face à des forces profondément réactionnaires, à un capitalisme qui détruit la planète et dont les conséquences sont plus graves dans les pays du Sud global, à des guerres destructrices.

On vit dans un monde où dans la bande de Gaza bombardée depuis des semaines par l’armée israélienne, le taux de fausses couches a augmenté de 300 %, où des femmes palestiniennes accouchent sans aide médicale, où le taux de fausses couches a augmenté de 300 %, où le nombre d’enfants tués est difficilement concevable.

Rien n’indique un réel souci pour les enfants ni pour leurs parents. Rien. Les expressions martiales n’aident en rien les personnes qui souhaitent avoir des enfants, ni les enfants.

À la fin de votre livre, vous mentionnez la cécité féministe sur cette question. Selon vous, que peut-on attendre en termes de mobilisation des organisations féministes ?

En France, des mouvements féministes ont réagi aux déclarations de Macron. Mais peut-être faudrait-il mieux mettre en lien avec ce qui se passe à Mayotte, ce qui se passe dans les banlieues, avec qui dirige et oriente la recherche médicale, avec l’économie qui paupérise et précarise. Un enfant naît dans un environnement social, culturel, iel ne naît pas pour servir la nation, mais pour devenir un être humain.

Propos recueillis par Ambre Couvin 

Photo @AnthonyFrancin 

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