Caissière, ouvrier ou docker, ils ont un point commun : l’ange de la mort les a appelés avant la retraite. À travers les témoignages de leurs proches, on découvre « ces vies qu’on planque derrière ces statistiques ». 

Journaliste à Libération, Rachid Laïreche a coordonné le livre “Morts avant la retraite” (Eds. Les Arènes, 2023). Un ouvrage qui met des visages sur ces histoires. Nous l’avons rencontré. Interview.

Comment l’idée de ce livre collectif t’est venue ?

En janvier, j’ai écrit un article sur les morts avant la retraite dans Libération. Suite à ce papier, j’ai reçu des dizaines de messages… C’est beaucoup pour un article. Des gens m’ont écrit pour me dire, qu’eux aussi, avait perdu un proche. J’étais très étonné.

Dans Libération, je parle de cinq ou six personnes très rapidement, sans vraiment rentrer dans les détails. Je me suis demandé comment je pouvais pousser ce papier. C’est comme ça que m’est venue l’idée de faire un livre et de prendre le temps de raconter pleins de vies. J’ai ensuite appelé onze journalistes que je connais et que j’aime lire, pour leur demander s’ils voulaient y participer. Ils travaillent pour Libération, Le Monde ou sont en Freelance.

Tu renonces à donner des statistiques sur la mort avant la retraite. Pourquoi ?

Dans mon premier article, j’indique que 25 % des 10 % les plus pauvres meurent avant la retraite. Mais dans les médias, il y a eu débat. Ils se demandaient qui étaient ces 10 %, les pauvres ou les très très pauvres. Ils disaient qu’ils représentaient ceux qui n’avaient jamais travaillé ou qui touchaient le RSA. Je me suis dit « ils sont fous ou quoi ! Prouver que les ouvriers meurent avant les cadres, on doit en débattre ? »

Il était hors de question de rentrer dans ce débat. Si on pose les chiffres, on argumente. Si on argumente, c’est qu’il y a un doute. Je voulais qu’on fasse un travail de journaliste, de reporter au sens noble du terme. Ttoquer à la porte et dire : « Vous avez perdu un proche, racontez-nous. »

On raconte les histoires de ceux qui sont morts, mais aussi de ceux qui restent autour d’eux. Finalement, on parle très peu de la mort, c’est presque un détail. On met en lumière leur vie, leurs amours, leurs passions, leurs tristesses, leurs fatigues. En fait, on raconte leur vie. Elles sont à la fois très banales et folles.

Dans la postface, Arno Bertina dénonce la capacité “des puissants” à parler “à la place de”. En dirigeant ce livre, c’est une manière d’y remédier ?

Dans le livre, les chapitres portent les prénoms de ceux qui sont morts. On ne parle pas une fois de Macron, de politique ou des élus. Comme pour les statistiques : pas de chiffres ni de puissants. Et je trouve que cela en fait un livre très politique.

On ne parle que des gens. Ils ne sont pas habitués à ce que la presse leur parle et encore moins pour écrire un livre. Pour eux, c’est incroyable, mais les puissants sont habitués à cela. On les appelle, ils sont dans la presse ou dans des livres et parlent « au nom de ».

Un pauvre, il se prive toute sa vie, il attend la retraite comme le paradis

Les gens parlent de leur vie avec normalité. Pour eux, mourir avant la retraite est souvent une fatalité. Mais maintenant qu’ils ont lu les histoires des autres, ils se rendent compte que mourir avant la retraite, quand on a travaillé dur toute une vie, ce n’est pas normal.

Il y a bien des riches qui meurent avant la retraite. Mais eux, profitent de leur vie durant le travail. Ils vont en vacances et réalisent des rêves. Ils vivent. Alors qu’un pauvre se prive toute sa vie. Il attend la retraite comme le paradis. Il se dit : « pendant quarante ans, je vais travailler comme un chien et à la retraite, je vais enfin pouvoir vivre ».

Hormis la mort avant la retraite, as-tu trouvé d’autres points communs entre toutes ces histoires ?

Le point commun est que les jeunes générations disent que ce n’est pas normal. L’ancienne génération était prête à se sacrifier, travailler dur et mourir. La jeune génération dit non. Nous, journalistes, l’avons écrit sans se le dire. C’est à la fin que l’on s’est rendu compte que les enfants affirment tous la même chose.

Tu expliques qu’il n’est “jamais simple de frapper à une porte pour parler de la mort”. Comment as-tu fait pour faire le portrait de Brigitte, caissière et morte à 59 ans ?

Pleins de gens ont accepté de parler au départ, mais ont refusé ensuite. Ils n’ont pas réussi parce que c’était trop violent pour eux. Ils ont le droit et on les remercie dans le livre.

Pour Brigitte, j’ai contacté son fils, Christophe, après un tweet qu’il a publié. On a discuté par téléphone, mais avant, il m’a raccroché au nez deux fois. C’est très étrange, mais j’ai senti qu’il voulait parler et qu’il avait une sorte de colère en lui.

Je lui ai demandé si je pouvais le rencontrer à Montpellier et il a accepté. Tout au long du déjeuner, il est resté indécis. Le lendemain, on est allé dans le Gard en voiture et il s’est complètement libéré.

Demain, une quatorzième journée de mobilisation intersyndicale se tiendra contre la réforme des retraites. Comment cela résonne avec ton livre ?

Le livre est engagé, mais c’est un travail de journaliste. On est parti chez des gens et on a ouvert les guillemets. Ce n’est pas un livre de politique ni de militant. Dans les histoires, on ne prend jamais à partie le gouvernement.

Dans la période que l’on vient de traverser, qui était violente, tendue, mais aussi joyeuse avec quelques manifs, plusieurs choses restent. La presse a beaucoup traité le sujet, il y a eu des podcasts, des manifs et je pense que le livre s’inscrit dedans. Il raconte cette période. Mais, je ne sais pas comment elle va se terminer.

La colère et les grandes manifs ne partent pas du jour au lendemain

Demain sera sûrement la dernière manifestation, la loi est passée. Mais, on ne passe pas à autre chose pour autant. Ce qu’on a vécu est très important. La colère et les grandes manifs ne partent pas du jour au lendemain.

S’il n’y a pas beaucoup de monde demain, on s’en fout. Il y a un truc qui s’est passé pendant des mois et ça restera quoi qu’il arrive. Avec ce livre, on a voulu, à notre manière, écrire durant la période des histoires de vie simple. Pour montrer ceux qui souffrent et ceux pour qui les gens ont manifesté.

Propos recueillis par Marie-Mène Mekaoui

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