Dans les banlieues françaises, tout fonctionne à l’envers. Ce sont les parents qui enterrent leurs enfants contrairement à l’ordre des choses. La maman de Nahel, adolescent de 17 ans abattu par un policier à Nanterre, vient d’en faire la tragique expérience.

L’événement dure, en règle générale, une petite dizaine de jours, le temps de dérouler la conduite habituelle. Le coup de feu, la mort, les nuits de violences, l’embrasement, l’emballement médiatique, la marche blanche, le couvre-feu routinier, l’apaisement miraculeux.

On connaît toujours le point de départ

Cette atmosphère haineuse vis-à-vis des cités, imbibée de manipulations politiques et de récupérations cyniques, dégage une odeur abjecte. Seules les âmes corrompues sont capables d’ignorer la souffrance que provoque ce genre de drame. On connaît toujours le point de départ de l’événement, mais jamais pourquoi et comment cela s’arrête ! Jusqu’au prochain épisode.

À chaque fois, le gouvernement en place est subjugué et impuissant comme le serait une poule devant un couteau. C’est encore plus vrai pour la génération Macron dont le sujet est quasiment absent de son logiciel politique. Le président considère les élus de banlieue et les spécialistes de ces questions comme faisant partie de la préhistoire.

Depuis près de 40 ans, cette fiction réalité, où les sentiments des uns et des autres se percutent dans une atmosphère de chaos indescriptible, revient à intervalles réguliers. Et c’est toujours la tristesse absolue qui en ressort à cause de la folie (auto)destructrice qui s’installe quelques nuits, propulsée par la longue sédimentation d’échecs, de ruptures, de racisme, d’inégalités, d’humiliations et d’illégitimité citoyenne.

Lorsque tu as la gorge serrée, les mots manquent, le corps parle, le feu éclaire

Lorsque tu as la gorge serrée, les mots manquent, le corps parle, le feu éclaire, la violence t’invite au centre des débats. Tu existes même si tu n’es qu’une silhouette parmi d’autres. Tu n’es plus le zombie de la république. C’est terrible cette déshumanisation des habitants des quartiers, ce chaos imperceptible par nos politiques, cette injustice acceptée, ce séparatisme mortifère et ces commentaires abjects de la part de quelques commerçants de la pensée, souffleurs de braises pour faire bouillir leur marmite de haine.

Ces inégalités qu’ils ne sauraient voir

Il existe une réelle ségrégation territoriale en France : dans les quartiers « politique de la ville », un enfant sur deux vit dans une famille pauvre, près de 40 % des habitants vivent en-dessous du seuil de pauvreté. C’est trois fois plus élevé que dans les autres territoires. À niveau de qualification égale, le taux de chômage est deux fois plus élevé dans les quartiers qu’ailleurs. 45 % chez les 16-25 ans, 16 % pour les jeunes diplômés. 40 % des habitants n’ont pas le permis de conduire.

Les quartiers comptent trois fois moins de pédiatres que la moyenne nationale, avec une population d’enfants en bas âge plus importante que dans le reste de la France métropolitaine. Les élèves scolarisés dans l’académie de Créteil (écoles, collèges et lycées en Seine-Saint-Denis) perdent en moyenne une année de scolarité obligatoire du fait d’absences de professeurs non remplacés.

C’est dans les quartiers avec le plus de difficultés scolaires (1 jeune sur 6 est considéré en échec) que les enseignants sont les plus jeunes et les moins expérimentés. L’état d’urgence ne peut rien contre des tas d’urgences vécues dans ces territoires.

Hogra. L’injustice et l’oppression en un mot

Dans ma génération, nous appelions cela la hogra. L’injustice et l’oppression en un mot. C’est aussi un sentiment de trahison qui prend sa source dans les mensonges et les renoncements des politiques, notamment à gauche. À leur surdité face aux cris stridents de la douleur et de la demande de justice. La désinformation de la police, toujours au taquet lorsqu’il s’agit d’imposer un récit, ne peut tenir face à l’évidence des images de Nanterre, à l’objectivité de l’analyse et aux missions de la police fixées par la loi.

Les réseaux sociaux sont devenus les refuges et le terrain de la riposte

C’est l’une des différences fondamentales avec les violences policières des années 80-90’. Les quartiers ont pris leur information en main grâce aux plateformes et aux médias alternatifs. Le développement technologique et l’accès aux outils de production et de diffusion rééquilibrent le traitement éditorial des événements. Les réseaux sociaux sont devenus les refuges et le terrain de la riposte. Les médias mainstream ont un impact relativement faible dans les quartiers et ne suscitent aucun processus d’adhésion compte tenu du niveau de défiance chez les jeunes.

Racisme dans la police : euphémisation et déni français

Beaucoup leur reprochent un traitement orienté et une proximité non dissimulée avec les autorités. La presse française parle plus facilement de crime raciste lorsqu’il s’agit d’un fait aux USA, entre un policier blanc et une victime afro-américaine, et se noie dans l’euphémisme lorsqu’il s’agit de mettre le doigt sur le racisme de certains policiers en France.

Et maintenant, que faire ? D’abord ramener le calme dans les quartiers, soutenir les élus locaux et les parents et faire face aux empoisonneurs du débat public qui s’en donnent à cœur joie, bienheureux de voir la situation prendre des accents de guerre civile. Ensuite, plusieurs chemins politiques sont possibles. Le plus pertinent exigera du courage, des idées, des moyens et les valeurs de la république chevillées au corps. Un projet politique digne de ce nom en quelque sorte. Les 40 ans de politique de la ville sont un acquis inestimable. Nous ne sommes pas impuissants et le monde nous regarde. L’enjeu est notre intégrité collective.

Nordine Nabili, ancien directeur du Bondyblog

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