Devant les rideaux de fer tirés d’un bar tabac, un groupe de jeunes, la trentaine, discute. « Tiens regarde ! Là, il y a des petits voyous qui m’intéressent », lâche Cebos, les yeux rieurs derrière les verres de ses larges lunettes de vue à la magnum. Cebos, ça se prononce Djeboch, le diminutif en turc de son prénom, Djibril.

Le visage caché derrière son appareil photo, un Fujifilm compact, seul son bonnet est apparent. « Hé, c’est nous que tu prends en photo ? », lance un des gars sur le trottoir d’en face. Quand le photographe baisse son appareil, et laisse apparaître son sourire, le ton change immédiatement « Ha, mais c’est Cebos ! ça va frérot ? » Quelques minutes plus tard, celui qui l’a apostrophé explique : « C’est le seul mec ici qui peut nous prendre en photo. Il fait ça depuis qu’on est ado, dans le quartier tout le monde le connait. »  Le quartier, c’est la Goutte d’or.

Le Paris populaire en clair obscur

Ce quartier, Cebos en a fait le personnage principal de ses photos. Mais ne lui parlez pas de « photographe de quartier ou de Street photographe. » Ce qu’il fait, c’est « du documentaire, du reportage sur du long terme. »  À travers ses clichés, il raconte le quotidien du quartier-village, enclave du 18ᵉ arrondissement de la capitale. Un quartier traversé dans sa hauteur par une tranchée créée par les larges lignes de chemin de fer qui descendent à gare du Nord.

Scène de liesse à la Goutte d’Or lors de la victoire de l’Algérie à la CAN (2019), ©Cebos Nalcakan.

Je shoote ce qu’on me donne à shooter. Si c’est négatif, ne m’en veux pas, c’est toi qui me donnes ça

Cebos s’intéresse « aux marginaux des sociétés et à déconstruire ses stéréotypes. » Il le fait brillamment à travers des clichés toujours en noir et blanc, jouant habilement avec l’ombre et la lumière. Parce que ses photos « c’est le prolongement de [ses] pensées. En film, en musique, je kiffe les trucs bruts, classiques, mélancoliques, donc je produis en photo ce que je suis. »

Il se creuse la tête pour raconter des aspects différents du quartier. Les distributions de bouffe, maraudes, événements sportifs, le ramadan pendant le confinement, les consommateurs de crack. Toujours avec la même passion, la même humanité, mais sans concession. « Je shoote ce qu’on me donne à shooter. Si c’est négatif, ne m’en veux pas, c’est toi qui me donnes ça. »

Le “Buscapé” de la Goutte d’Or

Ses liens intimes avec son quartier, il les a noués dès sa naissance. Il passe ses premières années rue Myrha, dans un appartement dans lequel ses parents se sont installés dès leur arrivée de Turquie. Il déménage ensuite un peu plus loin quand il est ado, à Guy Môquet. Mais la Goutte d’or reste chevillée au corps. C’est là que naît sa passion pour la photographie.

« En fait, ce qui m’a fait kiffer l’image, la photo, la vidéo, c’est le rap. » Jeune, Cebos suit son grand frère aux sessions rap de la Scred Connexion. Grand fan de hip-hop, lui ne rappe pas. « Je ne sais pas faire, je n’ai pas de voix, alors je me suis demandé comment servir à quelque chose. »  Son frère lui met alors une caméra entre les mains, et il commence à filmer les rappeurs du coin.

Les jeunes du quartier organisent un repas de rupture du jeûne tous ensemble dans un parking du quartier pendant le couvre-feu. ©Cebos Nalcakan.

J’étais incapable de rester le cul posé sur une chaise à faire du montage

Sauf qu’avec les caméras de l’époque, il fallait acheter des K7. Ça coûte cher et le montage, « c’est une galère. » « J’étais incapable de rester le cul posé sur une chaise à faire du montage, et j’avais pas un sous ». Peu de temps après, son autre grand frère lui prête un appareil photo. Il commence à shooter tout et n’importe quoi. « C’étaient des trucs d’ados, c’était pour alimenter nos Skyblog », rigole-t-il.

Il est rapidement identifié comme le photographe, « le Buscapé » du quartier, référence au personnage du film la Cité de Dieu, dans lequel le protagoniste raconte l’évolution de son quartier de Rio de Janeiro en photos. Les potes de son frère l’appellent pour venir immortaliser leurs graffs. En 2006, après le décès de son grand frère, un proche lui offre un canon 450 D. Armé de son premier véritable appareil photo, il commence à faire de sa passion une véritable vocation.

Tous les chemins le ramènent à la Goutte d’Or

Il s’imprègne toujours de la culture Hip-Hop. « Je pars en tournées avec la Scred, Guizmo, Demi Portion ». Pour développer ses skills, il s’essaie aussi à la photo d’architecture, mais tombe sur des clichés sur les réseaux sociaux presque identiques aux siens. Alors, il se dit : « Si mes photos ressemblent aux autres, il faut que je fasse autre chose. »  Exit les buildings, « c’est sur l’humain qu’il faut que je bosse. »

Il tente sa chance à l’étranger. Il voyage des Philippines au Brésil en passant par l’Inde et l’Éthiopie. « Quand t’es jeune, tu penses que plus tu vas loin, mieux c’est ! »  De ses voyages, il ramène « de l’expérience et quelques belles photos. » Mais il ramène aussi la certitude que ça ne marche pas comme ça.

« En fait, tu n’as pas de sujet. Tu peux pas appeler ça un docu ou un reportage, c’est des photos de vacances », décrit-il avec le recul. « Maintenant, je me dis que le plus important, c’est de travailler ses sujets, de prendre du temps avec eux. C’est quand ton sujet est travaillé et réussi qu’il fait voyager. » Alors comme toujours, il revient à son « meilleur sujet », son quartier. En 2016, il se lance dans son projet Paris Bezbar, un docu photos au long cours.

Distribution de repas pendant le ramadan, beaucoup de jeunes y participent ©Cebos Nalcakan.

Le Barbès de quand j’étais gosse, c’était un village, un quartier quasi inaccessible

Un focus sur la Goutte d’or dont il veut montrer l’évolution à travers le temps, sur des décennies si possible. Parce que depuis son enfance, son quartier a bien changé. « Le Barbès de quand j’étais gosse, c’était un village, un quartier quasi inaccessible, où tu pouvais pas rentrer. »  Mais depuis, la gentrification a fait son œuvre.

« Il y a des lieux cools qui ouvrent, comme le lieu ici, c’est tenu par des gens du quartier », décrit-il en reposant son verre de jus de fruit, sur une table du bar les Mah-Boules. Mais la gentrification amène surtout son lot de problème. « Les prix augmentent, c’est relou, les commerces, les loyers, tout. » Petit à petit, des nouveaux habitants s’installent dans le voisinage, ils ne partagent pas forcément les mêmes modes de vie.

« Chez nous, depuis des années, il y a un peu de bruit, les barbecues dans la rue, du monde tout le temps au square. C’est aux gens qui arrivent dans le quartier de s’adapter, pas l’inverse. » Alors, il immortalise ces moments de vie du 18ᵉ arrondissement, qui aura, il le sait, un tout autre visage dans dix ans.

Du bitume de Barbès aux paillettes des soirées Drag queen

Parallèlement, il développe ses propres thèmes, essaie de se réinventer. Ses pérégrinations l’amènent à rencontrer Alexandre, drag queen d’origine brésilienne. Cette rencontre, c’est le choc des cultures. « Il vit le cul à l’air au Brésil, moi, je viens d’un quartier en noir et Blanc », résume Cebos.

Alors, il apprend à le connaitre, à savoir pourquoi Alexandre est venu vivre en France, et découvre le milieu des Drag queens. « Une ouverture vers un monde inconnu. »  Une façon pour lui de prouver qu’il est un vrai documentariste, qu’il peut choisir et travailler ses propres thèmes, loin des chemins tracés.

Il entame un documentaire qui durera plus de cinq ans, La vie d’Alexandre. Une mosaïque de clichés, où l’on suit celle qui se fait appeler Miss Manly B de ses représentations de Drag sous les projecteurs à l’intimité de son appartement.

Il rêve de voir ses travaux sur la Goutte d’or et Alexandre publiés dans un livre plus tard. Ou de faire une « Méga-expo pour les dix ans de Paris Bezbar. » En attendant, il a pu exposer un échantillon de ses photos à l’Institut des Cultures d’Islam, où il a partagé l’exposition Détours d’un Quartier monde avec cinq autres artistes. Une expo sur le quartier, dans le quartier, évidemment.

Névil Gagnepain

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