Un dimanche après-midi d’octobre, dans une salle de l’Est parisien. Maki*, casquette plate vissée sur la tête, regard grave, harangue ses camarades. « Ceux qui sont prêts à y aller doivent aller jusqu’au bout. Personne ne se trahit, personne ne baisse les bras ! » Dans la petite salle basse de plafond du 20ᵉ arrondissement, se tient la dernière réunion avant le mouvement de grève et d’occupation du chantier de l’Arena Porte de la Chapelle par des travailleurs sans papiers.

Quelques minutes après la fin de la réunion, le même Maki prend le temps de jouer les interprètes, pour traduire en Soninké, notre échange avec des travailleurs du chantier de l’Arena qui s’apprêtent à se mettre en grève. « Pendant les réunions, c’est indispensable de prendre le temps de traduire pour que tous les camarades comprennent bien ce qu’il se joue ici. Ceux qui s’engagent dans la lutte doivent bien être conscients des enjeux et des risques », explique-t-il.

Tantôt militant, orateur, traducteur, ce type de réunion, Maki en a l’habitude. Il milite depuis plus de cinq ans avec le mouvement des Gilets Noirs. Depuis sa création en fait. « En 2018, on voyait les Gilets Jaunes partout dans les rues de Paris. On se disait que c’était super, mais on ne se sentait pas représentés dans ce mouvement », se remémore-t-il. Alors, avec des camarades des foyers de travailleurs migrants, ils lancent leur propre collectif. « On voulait aussi faire entendre nos voix. Sans violence, mais de façon déterminée. » 

Les Jeux Olympiques comme levier d’action

Depuis, le mouvement prend de l’épaisseur, les actions se multiplient avec plus ou moins de réussite. Au fil du temps, la lutte se cristallise autour de la question du travail. Depuis l’année dernière, forts d’une alliance avec le syndicat CNT-Solidarité Ouvrière, les Gilets Noirs mènent un travail de fourmi pour préparer une action coup de poing, frapper là où ça fait mal. Sur les chantiers des Jeux Olympiques et Paralympiques (JOP). Des ouvrages emblématiques par leur envergure et leur importance stratégique en tant que vitrine de la France en 2024.

Sans les travailleurs sans papiers, il n’y aurait pas de JO, assure Maki. C’est nous qui construisons ces infrastructures

Mais ils sont aussi emblématiques de l’exploitation des travailleurs sans papiers dans le BTP. À huit mois de l’événement planétaire, les entreprises en charge de ces chantiers ont besoin de travailleurs pour livrer leurs œuvres dans les temps. « Sans les travailleurs sans papiers, il n’y aurait pas de JO, assure Maki. C’est nous qui construisons ces infrastructures. » D’où le slogan du mouvement de grève enclenché le 17 octobre dernier, avec, dans le viseur, la régularisation des travailleurs sans papiers qui exercent sur ces chantiers : « Pas de papiers, pas de JO. »

Pour les sans-papiers en France, des souffrances et des galères

Maki, lui, ne travaille pas sur les chantiers des JOP. Mais les mécanismes d’exploitation à l’œuvre dans le BTP, il les connait par cœur. À la terrasse d’un café près de la Chapelle, quelques semaines plus tard, un jour de tempête, il fait défiler des photos sur son téléphone. Des échafaudages agrippés à des immeubles haussmanniens, des travailleurs qui s’activent. Il est employé dans une boîte sous-traitante qui ravale les façades d’immeubles de la capitale. Il décrit un quotidien éreintant, des litanies de tâches répétitives à sabler, peindre, gratter, pour des salaires de misère, sans aucune protection sociale. Et pour cause, Maki est en situation irrégulière et travaille avec des faux papiers.

Quand nous lui demandons comment il résumerait ce que c’est d’être un travailleur sans-papiers dans ce pays, il réfléchit quelques secondes en remuant la cuillère de sa tasse de café. « Des souffrances, des galères  ». Après un silence, il égraine : « Pour bien se loger, il faut des papiers, pour se nourrir, pour travailler, il faut des papiers. Même pour marcher dans la rue tranquillement, il faut des papiers ! » Il évoque les contrôles d’identités au faciès, monnaie-courante dans les rues parisiennes, qui peuvent terminer par un aller direct en Centre de rétention administrative et la délivrance d’une Obligation de quitter le territoire français.

Pourtant, on est indispensables à ce pays, je gagne ma vie à la sueur de mon front et j’ai toujours préféré travailler dur pour gagner 20 euros à la fin de la journée que de voler

Il explique être usé physiquement et moralement, ne jamais se sentir tranquille. S’ajoute à ces tracas quotidiens, un débat politico-médiatique polarisé sur les questions migratoires. Et l’impression pour les personnes exilées d’être accusés de tous les maux du pays. « Tous les jours, j’entends dire qu’on est des voleurs, que l’on doit rentrer chez nous, soupire-t-il. Pourtant, on est indispensables à ce pays, je gagne ma vie à la sueur de mon front et j’ai toujours préféré travailler dur pour gagner 20 euros à la fin de la journée que de voler. Et ils ne savent pas ce qu’on a traversé pour arriver là. »

Une route d’exil chaotique, pour une situation qui l’est tout autant en France

Pour en arriver là, Maki a laissé derrière lui les terres de son enfance à 31 ans. À Bamako, capitale du Mali, l’emploi manque cruellement. Il travaille dans les champs, mais son activité est rythmée par les saisons. Il se retrouve désœuvré une bonne partie de l’année, ce qui ne lui permet plus de subvenir aux besoins de son foyer. Alors, il part pour « trouver une vie meilleure », et laisse derrière lui sa femme et ses filles, espérant pouvoir les retrouver vite, dans de meilleures conditions.

Choisir la France comme destination était une évidence. « En tant que pays colonisé, on ne connait pas d’autre pays. Mon grand-père a combattu en France pendant la seconde guerre mondiale. Mes tontons et tantes sont tous là, mes frères et mes sœurs aussi. » Il prend la route direction l’Europe. Mais son parcours d’exil est chaotique. Il lui faudra presque 10 ans pour atteindre son objectif et poser le pied dans l’hexagone.

Parce que c’est collectivement et par la lutte qu’on peut s’en sortir. Seuls, on n’est rien, ensemble, on peut faire bouger les choses !

Une fois sur place, c’est la désillusion. « Je savais que la vie pour les immigrés n’était pas facile dans ce pays, mais à ce point… » Il enchaîne les petits boulots au black ou sous alias, et tombe parfois sur des patrons qui refusent de lui payer son dû à la fin de la journée. Un quotidien de galères. À tel point que qu’il n’envisage même plus de faire venir sa famille. « Avec le système politique français et la façon dont il évolue, je ne peux pas les ramener. Moi-même, au bout de 10 ans, je n’ai pas une bonne condition, toujours pas de carte de séjour. Pourtant, je travaille 7 jours sur 7. »

Pas du genre à se laisser abattre, Maki choisit plutôt de lutter pour ses droits. En 2018, lui qui ne s’était jamais intéressé à la politique au Mali, voit dans le militantisme, le seul moyen de se battre pour une vie meilleure. « Parce que c’est collectivement et par la lutte qu’on peut s’en sortir. Seuls, on n’est rien, ensemble, on peut faire bouger les choses ! » Ne travaillant pas sur les chantiers des JOP, il sait que le mouvement de grève en cours ne lui permettra pas directement d’améliorer sa condition personnelle, d’obtenir des papiers. « Mais on est des frères, des sœurs, des cousins. Si j’ai les moyens pour aider, j’aide. Un jour, ce sera peut-être dans l’autre sens. » 

Un travail de longue haleine pour une première victoire

Alors, il s’engage corps et âme dans la lutte. Pendant plusieurs mois, avec ses camarades, il multiplie les tractages, parfois tôt le matin, devant les chantiers olympiques. Il prend le temps de discuter avec les travailleurs qui vont et viennent, leur parle de leur situation, leur dit qu’ils ne sont pas seuls et qu’ils peuvent rejoindre le mouvement. Il participe aussi à la tenue de permanences régulières dans les locaux de la CNT-SO pour recevoir certains des travailleurs rencontrés pendant les tractages.

C’est ce travail militant de longue haleine, fatigant, mais nécessaire, qui aura permis une première victoire le 17 octobre. Une action qui aura demandé des mois de préparation, des années même si l’on remonte à la création des Gilets Noirs et leur militantisme au quotidien dans les foyers de travailleurs migrants qui a planté les graines de la révolte. Et Maki le promet, ce n’est que le début.

Névil Gagnepain 

*À la demande de Maki, son prénom a été modifié dans l’article.

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