Au détour du boulevard Macdonald (Paris, 19ᵉ), le salon de tatouage Maison Python accueille un événement inédit en ce premier week-end du mois de mai : Afroderm. Il s’agit de la toute première convention de tatouage destinée aux personnes noires et métisses en France.

Le premier événement autour du tatouage en France s’est tenu à Bourges, en 1989. Dès lors, la pratique s’est développée et le tatouage s’est démocratisé dans l’hexagone avec environ 15 000 tatoueurs déclarés en 2020 selon le syndicat national des Artistes Tatoueurs (SNAT). Chaque année, au moins une centaine de conventions de tatouage ont lieu dans les quatre coins du pays. La plus connue reste le Mondial du tatouage qui rassemble plusieurs centaines de tatoueurs venus du monde entier.

« Dans ces conventions en général, il y a très peu de personnes racisées et quand elles le sont, ce sont très souvent des Maoris par exemple », observe Pauline Gomes (alias Therapi), tatoueuse depuis neuf ans et cofondatrice de la convention Afroderm. Avec son compagnon Dimitri Andrew (alias Just Pigment), ils sont partis d’un constat : il persiste encore des croyances teintées de préjugés raciaux autour du tatouage sur la peau noire et métissée.

À force d’entendre les clients nous raconter les expériences traumatisantes qu’ils ont vécues, on se rend compte du problème

« Les peaux noires sont plus épaisses que les peaux blanches » ou encore « Les encres de couleurs ne se verront pas sur ta peau, tu es trop noir(e) ! » Ces phrases sont souvent véhiculées dans l’industrie du tatouage. « À force d’entendre les clients nous raconter les expériences traumatisantes qu’ils ont vécues, comme le fait de ne pas être accepté dans un salon à cause de sa couleur de peau, on se rend compte du problème. À un moment donné, il faut agir », s’indigne la tatoueuse de 26 ans.

Jodie Ahnien, tattoueuse londonienne, est l’une des artistes de la convention. Elle décrit son style comme ornemental avec des ombrages doux et des lignes fines. © N’namou Sambu

Le but d’Afroderm est de créer un rassemblement de tatoueurs et tatoueuses spécialisées dans les carnations foncées afin d’améliorer l’expérience des personnes concernées. Mais aussi de combattre l’invisibilisation des peaux noires et métisses dans l’industrie du tatouage.

Démystifier les stéréotypes liés aux épidermes plus foncés

La convention a débuté avec un séminaire informatif sur trois thématiques présentées par Dimitri Andrew. Avec beaucoup de pédagogie et d’échanges avec le public, le tatoueur a abordé la question de l’héritage du tatouage en Afrique Subsaharienne. Il a également été question des particularités de la peau noire et métisse et du rôle des acteurs dans l’industrie du tatouage.

Dimitri Andrew déplore le fait que l’univers du tatouage en France ne prend pas forcément en compte les acceptions de cet art en Afrique subsaharienne. Selon lui, le manque d’information et l’invisibilisation de l’histoire du tatouage en Afrique participent à la méconnaissance du tatouage sur peau noire, avec un imaginaire centré sur les techniques élaborées sur des carnations claires en Occident.

Dans la représentation collective, le tatouage tribal a perdu son essence

En revenant sur la définition du terme « tatouage tribal », il questionne les préconceptions. « Généralement, dans la représentation collective, le tatouage tribal a perdu son essence qui est relatif à chaque tribu, ethnie n’importe où dans le monde. On pense davantage à des choses qui sont modernisées et popularisées en Occident », explique-t-il. « Dans chacune de ces cultures subsahariennes, le tatouage qu’on peut qualifier de tribal a commencé par de la scarification. On vient inciser la peau et y insérer du charbon de fumée. La peau est une plaie ouverte et s’atrophie », ajoute Dimitri.

La transmission de ce patrimoine a été compliquée, car elle se fait principalement à l’oral. C’est en s’appuyant sur le travail de Lars Krutak, anthropologue américain qui s’est penché sur la question du tatouage en Afrique Subsaharienne, que Dimitri a alimenté le corpus de ce séminaire. Il a également travaillé en étroite collaboration avec le Dr. Nicolas Kruger, dermatologue spécialiste du tatouage à l’hôpital Bichat-Claude Bernard (Paris, 18ᵉ).

Cela lui permet d’aborder les particularités dermatologiques chez les personnes noires et métisses et les risques qui leur sont plus spécifiques à l’instar des chéloïdes (cicatrices en relief qui résultent d’une excroissance et peuvent apparaître plusieurs jours, plusieurs mois, voire années après la réalisation du tatouage).

Le cofondateur d’Afroderm démystifie par ailleurs l’idée reçue qualifiant les peaux noires comme plus épaisses. « Anatomiquement parlant, tous les êtres humains ont le même nombre de couches d’épiderme », affirme le tatoueur. Il interprète les fondements de ce stéréotype comme ceci : « Le fait qu’on voit les veines de couleur bleue à travers la peau de certaines personnes à la carnation claire est une illusion d’optique qui donne l’impression d’une peau moins opaque, donc moins épaisse. Chez les carnations foncées, la pigmentation rend moins visible ce côté translucide. »

En France, les tatoueurs n’ont pas les outils sur les particularités des peaux noires

Cela l’amène à déplorer le manque de formations et d’institutionnalisation au sein de l’industrie. « En France, les tatoueurs ne sont pas encadrés et n’ont pas les outils sur les particularités des peaux noires. S’ils ne sont pas formés à la base, comment voulez-vous qu’ils sachent que les peaux noires et métisses sont à tendance chéloïdeuses ? Ce ne sont pas des choses qui se devinent », poursuit-il. Le manque d’institutionnalisation crée également « une forme de crise identitaire » due au manque de représentation de tatouage sur peau noire et métisse.

Dans le public, certains s’expriment sur ces expériences désagréables qu’ils ont pu vivre. « Quand j’allais me faire tatouer les premières fois, j’y allais un peu naïvement. Mon dernier tatouage a été réalisé par Emmanuel Item (tatoueur allemand spécialisé dans les carnations foncées). C’est la première fois que je me suis sentie vue, considérée, comprise… Ça m’a chagrinée, car il a fallu que j’en fasse six avant de comprendre certaines choses », raconte une jeune femme métisse au premier rang. Le tatoueur allemand avait notamment pris le temps de lui expliquer les spécificités de sa peau, une approche et une expertise qu’elle n’avait jamais connue auparavant.

Une quarantaine de personnes a assisté au séminaire d’une heure. © N’namou Sambu

« Il faut vraiment que les choses changent. Tous ensemble, on peut y arriver. Cet événement me tient à cœur, car ça fait longtemps que je travaille sur le sujet. On a besoin de rendre les informations publiques », conclut Dimitri avec beaucoup d’émotions dans la voix. Il dénonce une situation qui perdure depuis plusieurs années et qui est le reflet d’un racisme ordinaire au quotidien qui déteint dans la sphère du tatouage.

Un véritable marathon du tatouage avec des spécialistes du genre

De 13h à 23h le samedi puis de 11h à 23h le dimanche, les 11 tatoueuses et tatoueurs invités enchaînent les clients qui avaient la possibilité de réserver un créneau en amont. Les murs sont remplis des flashs¹ de chaque artiste qui laissent à disposition des catalogues de modèles également.

Leur univers et style de prédilection sont variés allant du tatouage d’inspiration calligraphique chez le tatoueur parisien Habibee, aux designs afrotribals de l’artiste londonienne Nish Rowe (alias bluxion404), en passant par les motifs et créatures ésotériques signatures de Talal alias Mister Monster, gérant du salon Maison Python. Six de ces artistes sont originaires de Londres, à l’instar de Chantay Blue accompagné d’Obriel son conjoint.

Tout en retravaillant un flash¹ au goût de sa cliente, la Londonienne décrit sa joie de participer à un tel événement en France. « Je tatoue depuis trois ans maintenant. Les femmes noires représentent 96 % de ma clientèle. Se faire tatouer peut être une expérience intimidante, surtout lorsque certains tatoueurs ne sont pas attentifs aux demandes de leur client. Quand on a affaire à une personne qui nous ressemble, qui nous comprend, on se sent plus à l’aise et confortable »*, détaille Chantay.

Chantay Blue (à gauche) retouchant les détails du flash choisi par sa cliente tout en répondant aux questions du public autour d’elle. © N’namou Sambu

Les artistes prennent le temps de répondre aux questions des curieux qui se lancent parfois dans leur premier tatouage. Aucun élément n’est mis de côté avant le début d’une séance. Les clients prennent le temps de lire et signer une décharge. Tout cela se passe dans une ambiance festive au son d’un DJ set éclectique. Après quelques coups d’aiguilles, les clients peuvent aussi se faire une beauté au stand de nail art de l’artiste Stephy (alias 444gemstreet) ou de bijoux dentaires tenus par @gemsonmytooth. Ils peuvent aussi repartir avec l’une des créations au crochet de l’artiste Lhussye.

Nish Rowe, alias bluxion404, s’inspire des formes organiques et géométriques afin de créer des motifs afrocentriques. © N’namou Sambu

Le savoir est primordial avant de se lancer. Ce sont les informations reçues par Dimitri alias Just Pigment, qui ont décidé Shelsy, étudiante de 19 ans, à passer le cap du tatouage en décembre dernier. Une expérience très positive, personnalisée et adaptée à sa carnation qu’elle a réitérée trois fois avec le même tatoueur. « Just Pigment m’a tout expliqué au niveau de la cicatrisation et des couleurs. Pour mes lycoris, j’ai deux pigments de rouge foncé et clair qui s’allient bien avec ma couleur de peau », raconte-t-elle avec beaucoup d’enthousiasme.

Les lycoris rouges qui renvoient à l’anime japonais Tokyo Ghoul, tatoué sur le bras gauche de Shelsy par Dimitri Andrew alias Just Pigment. © N’namou Sambu

Un événement tant attendu pour un public invisibilisé

Afroderm représente une aubaine pour les personnes qui se sont déplacées ces deux jours. C’est notamment le cas de Kéjì, modèle photo de 25 ans, venue spécialement de Rouen pour l’occasion. « En tant que femme noire tatouée, avec une famille qui n’est vraiment pas d’accord là-dessus, c’est extrêmement important d’avoir ce type de convention pour trouver une communauté qui me ressemble et partager ma passion. » 

Le séminaire a fait écho à des recherches qu’elle a elle-même entreprises sur les tatouages ancestraux Yoruba, son ethnie d’origine. « J’en ai pleuré. J’avais pendant longtemps en tête que le tatouage ce n’était pas notre histoire, mais celle des personnes asiatiques, blanches, etc. Quand j’ai découvert cette culture du tatouage chez les Yoruba, je me suis sentie enfin légitime », dit-elle avec un trémolo dans la voix.

Kéjì a réalisé son premier tatouage à l’âge de 18 ans. Elle aspire à retourner au Nigéria afin d’en savoir plus sur l’art du tatouage Yoruba. © N’namou Sambu

La convention voit aussi déambuler de nombreuses personnes non tatouées à l’instar de Nick-Ange. Ce commercial de 25 ans a entendu parler de l’événement par l’intermédiaire d’une personne qui travaille dans le salon de tatouage. « C’est un événement atypique. Je n’ai pas de projet de tatouage pour l’instant, mais je suis venu pour en apprendre plus sur la culture du tatouage et ce qui se fait sur les peaux noires. J’ai compris que ce n’était pas facile de trouver un bon tatoueur. Pouvoir me renseigner et savoir où me diriger si un jour je décide de passer le cap, c’est le gros avantage d’Afroderm », explique le jeune homme.

Afroderm a pour vocation de devenir un futur label européen pour mettre en lien les tatoueurs qui ont une expérience avérée du tatouage sur peaux noires et métisses avec les clients concernés

« Il faut arrêter ce colorisme* que l’on fait et commencer à s’habituer à voir des peaux plus foncées ! », s’exclame Dimitri Andrew dont le projet en cours est l’écriture d’un livre qui reprend les grands axes du séminaire pour en informer le plus grand nombre et pas seulement les personnes concernées. « Afroderm a pour vocation de devenir un futur label européen pour mettre en lien les tatoueurs qui ont une expérience avérée du tatouage sur peaux noires et métisses avec les clients concernés », résume-t-il. Une expérience qu’il pourrait même étendre tant le besoin se fait partout où des personnes noires ou métisses veulent se faire tatouer.

« Je viens de la Guyane où j’ai fait certains de mes tatouages. Il y a quand même cette méconnaissance de la peau noire et métisse là-bas aussi. Je pense que cet événement devrait s’exporter dans les DROM-COM », argue Edel, électromécanicien qui possède une quarantaine de tatouages. Pour lui, la France a encore beaucoup de retard sur la question contrairement aux pays anglophones. « Actuellement, je me réoriente professionnellement vers le tatouage. J’ai donc passé une formation hygiène obligatoire où j’ai posé des questions spécifiques sur les peaux noires. Ils n’ont pas été capables de me répondre », déplore-t-il.

Sweeney, tatoueuse originaire de Londres, applique le stencil du tatouage qu’elle va réaliser sur sa cliente. Le papier carbone permet de transférer le modèle sur la peau à l’endroit souhaité. © N’namou Sambu

Même si les stéréotypes négatifs sur les personnes noires ou métisses tatouées ont la dent dure, Obriel, apprenti tatoueur et compagnon de Chantay Blue, reste optimiste : « Avec cet événement, nous changeons la perception et le discours sur le tatouage associé à la criminalité ou la dangerosité, en une forme d’expression de soi, d’amour pour son corps qui permet de mettre en valeur certains traits. »*

N’namou Sambu

¹croquis d’un tatouage original créé à l’avance par l’artiste.

² différence de traitement social entre les personnes à peau claire et les personnes à peau sombre.

* traduit de l’anglais

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