Au petit matin, l’odeur du pain frais et du café chaud envahit le 1ᵉʳ étage de la médiathèque de la Canopée. Émilie, 31 ans, architecte d’intérieur, Gaspard, 19 ans, étudiant à Sciences Po ou encore Rose, 67 ans, retraitée, sont tous bénévoles pour l’association La Chorba ou pour la Fondation de l’Armée du Salut. Ils s’activent dans la bonne humeur pour accueillir environ une centaine de personnes dans le besoin.

Isabelle, la doyenne des bénévoles du haut de ses 76 ans, est une habituée de la distribution alimentaire. Depuis 17 ans, elle fait partie des bénévoles de l’association La Chorba. « C’est un lieu de rencontre. On les gâte avec un très bon petit-déjeuner et le repas du midi. Il y a de plus en plus de gens qui viennent d’année en année. C’est vraiment une action de générosité pour leur faire plaisir et les aider pour la journée ! », s’exclame-t-elle avec beaucoup de fierté.

Isabelle, vêtue d’une chasuble de l’Armée du Salut, prépare les lunchboxes du jour avec Élodie, étudiante en école de commerce, bénévole depuis février 2024. © N’namou Sambu

Dehors, sous la Canopée, la queue est déjà longue tandis que la distribution ne commence qu’à 9 heures. Cette dernière n’est d’ailleurs pas comme les autres. Tous les jours de la semaine, l’association La Chorba et la Fondation de l’Armée du Salut proposent des ateliers culturels pour accompagner les 150 petits-déjeuners et lunchboxes (panier repas) distribués par les bénévoles. Le Centre Pompidou le lundi, la Gaîté Lyrique le mardi, le musée Carnavalet le vendredi…

Ces lieux accueillent les bénéficiaires jusqu’en début d’après-midi. Le mercredi et jeudi, la distribution a lieu à la Canopée des Halles. Au programme : la réalisation d’une fresque sur la devanture de la médiathèque, couplée par une visite de la Bourse du commerce située à deux pas. Loin d’être un événement singulier, les distributions Art & Food (que l’on traduit par art et nourriture) ont été créées en 2021, au plus fort de la pandémie de Covid-19.

Un projet développé en pleine crise sanitaire

Née des multiples contraintes provoquées par la situation sanitaire, l’initiative est partie de l’idée de la Gaîté Lyrique (établissement culturel du 3ᵉ arrondissement de Paris) d’utiliser son immense espace pour de la distribution alimentaire. « Dans les lieux de distributions, il y avait moins de bénévoles, car ce sont souvent des personnes à la retraite qui étaient des personnes à risque. Les règles sanitaires ne facilitaient pas l’accueil non plus dans ces structures déjà existantes. La Gaîté Lyrique avait beaucoup de place et ils se sont rapprochés de la Ville de Paris, qui s’est elle-même rapprochée de la Fondation de l’Armée du Salut et de l’association La Chorba, pour créer cette distribution », raconte Matthieu Dahdah, responsable du dispositif pour La Chorba.

Toute l’équipe du jour réunit autour de Matthieu Dahdah (à droite) qui explique le déroulé de la matinée avant le début de la distribution. © N’namou Sambu

De petits-déjeuners solidaires, cinq jours sur sept, distribués seulement pendant la trêve hivernale, le projet a mué la seconde année à mesure que d’autres lieux culturels se sont ajoutés, comme la Maison des pratiques artistiques amateurs (MPAA). « C’est à ce moment-là que nous avons commencé à faire des activités culturelles. On en a fait au moins une quarantaine cette année-là. On a vu que l’accès à la culture aidait vraiment les gens à sortir de l’exclusion, de leur précarité et à changer la façon dont ils pensent. Pour la troisième année, on a été pérennisés. On propose à peu près six à sept activités culturelles par semaine sur cinq jours de distribution », détaille Matthieu Dahdah. La demande était telle que l’association a étendu l’initiative à la période estivale.

Œufs durs, gaufres, yaourts, pommes et tartines de pain au fromage ou à la confiture de fraises, le tout accompagné de café, thé et chocolat chaud à volonté, il y a tout ce qu’il faut pour avoir un petit-déjeuner bien complet. « Il n’y a pas beaucoup de distribution de ce genre à Paris alors que c’est le repas le plus important pour commencer la journée », ajoute Matthieu Dahdah.

Des bénéficiaires et des bénévoles aux profils variés

« Pour la Chorba, c’est très important que l’on propose nos distributions sans condition. Ce n’est pas parce que des personnes ont un logement ou un peu de revenus que ça veut dire qu’elles ne sont pas dans la précarité ou qu’elles ne sont pas isolées. Il ne devrait pas y avoir de critères pour la faim, ni pour accéder à la culture. Je ne pense pas qu’il y ait des gens qui viennent sans en avoir besoin », affirme Matthieu Dahdah. Le profil des bénéficiaires évolue à mesure que les problématiques sociales changent. C’est l’augmentation du nombre de jeunes mineurs non accompagnés (MNA) lors des petits-déjeuners qui a incité La Chorba à ne plus imposer de conditions pour les distributions. Selon Matthieu Dahdah, leur nombre est passé de moins de 2 % à 38 % des bénéficiaires.

C’est donc un large éventail de personnes en situation de précarité qui se présente devant les bénévoles, que ce soit la toute première fois ou la quatrième fois de la semaine. Des habitués reviennent fréquemment afin de retrouver cette routine artistique qui leur permet de se sustenter tout en se cultivant.

C’est le cas notamment de Félix, 65 ans, retraité à la personnalité flamboyante et grand habitué d’Art & Food depuis plus d’un an. « Petit-déjeuner et culture, c’est quand même quelque chose d’assez excellent. Quand tu arrives à la médiathèque et que tu as des petits concerts de musique classique, des spectacles, en même temps que tu déjeunes, je connais très peu de gens qui ont ça à la maison. Étant donné que j’aime la culture, allier l’utile à l’agréable, ça me parle », explique-t-il.  

Parmi les dix bénévoles présents ce jour, il y a Mathieu, consultant en marketing de 28 ans, vêtu d’une chasuble blanche “La Chorba”. Un profil assez inhabituel, surtout dans le cadre de la distribution alimentaire en semaine. « Mon entreprise a mis à notre disposition une plateforme qui s’appelle “Vendredi, pour donner de son temps à des associations avec l’accord de son employeur. J’en profite comme je n’ai pas encore été envoyé en mission », explique le jeune homme pour qui c’est la première mission de bénévolat avec La Chorba.

Sortir de la solitude tout en cultivant sa fibre artistique

Pendant deux heures, les bénéficiaires récupèrent leur plateau-repas, s’installent à quatre ou cinq autour d’une table pour déguster leur petit-déjeuner. Une fois terminé, certains en profitent pour utiliser les ordinateurs de la médiathèque ou pour y lire. 11 heures : un groupe de cinq bénéficiaires s’élance vers la Bourse du commerce pour une visite accompagnée d’un guide ou en autonomie.

Pendant ce temps, certains bénéficiaires se préparent à l’atelier fresque du jour. Ils sont accompagnés par Romane, étudiante en master d’art plastique à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et Aude, ancienne étudiante, âgées respectivement de 22 et 26 ans. Pour cette dernière séance, les dessinateurs en herbe ont transposé les idées élaborées lors des deux précédentes sessions dans un croquis final qui représente une fresque.

Alex Huthwohl, guide à la Bourse du commerce, décrit l’histoire de l’infrastructure aux bénéficiaires dont Hamza, mineur non accompagné originaire de la Guinée. © N’namou Sambu

 

« C’est un atelier artistique qui est accessible. Ce ne sont pas des gens qui s’attendent à apprendre des techniques. C’est une autre approche de l’art qui réunit un groupe de personnes. On cherche vraiment à transmettre quelque chose de ludique à travers le dessin », explique Aude. Ensemble, les six apprentis dessinateurs du jour font converger leurs idées afin de créer un chef-d’œuvre commun. Quatre d’entre eux étaient présents lors du petit-déjeuner et les deux autres sont des personnes extérieures non-bénéficiaires.

C’est le cas notamment de Claire, graphiste de 36 ans, qui s’est inscrite à l’atelier via le site du gouvernement “jeveuxaider.gouv”. « La connexion entre les personnes en situation de précarité et les bénévoles, ça représente quelque chose qu’on perd beaucoup dans notre société. Créer un groupe, discuter, se mettre d’accord sur des choix communs, l’idée derrière cela, c’est la solidarité, créer et réfléchir à des choses avec d’autres gens de milieux sociaux différents, penser collectif… Ce sont des choses qu’on oublie dans nos vies quotidiennes », déplore la jeune femme.

Les motivations pour participer à cet atelier sont multiples. Pour Nazim, jeune MNA originaire du Mali, le dessin lui donne « une tranquillité d’esprit [pour] oublier [ses] soucis. » René, sans domicile fixe et originaire des Pays-Bas, en profite pour « exprimer sa créativité ». Pour Catherine, 62 ans, c’est un moyen de sortir de l’isolement : « Je m’étais promis qu’à la retraite, je ne resterais pas seule dans mon coin. J’aime bien rencontrer des gens. » « Ça permet d’apprendre des tas de choses, de se bouger et de se distraire au lieu d’être triste », poursuit-elle.

Nazim parfait les derniers détails de la fresque qui se dévoile aux yeux de tous. © N’namou Sambu

Maintenant bien installé dans le paysage des distributions alimentaires, La Chorba a pour objectif de développer le projet Art & Food à une plus grande échelle. Chloé Léost, responsable communication et développement au sein de l’association, expose les plans d’avenir de l’initiative : « Si ce projet peut être dupliqué par d’autres personnes, ce sera avec grand plaisir. Il y a beaucoup de liens à faire en banlieue et partout en France, voire à l’étranger. C’est un modèle qui peut s’adapter partout. »

N’namou Sambu

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