Autour de la cité de son enfance, Karim Bel Kacem a créé un « projet d’archéologique introspective ». À la croisée entre arts plastiques, essai cinématographique et théâtre, « 23 rue Couperin » est le premier volet du cycle « Les Nouveaux Monstres du Think Tank Theatre » (TTT), structure de création et de réflexion dont il est le fondateur. Le cycle met en scène ces « monstres » que sont les perdants de l’économie néo-libérale, pointés du doigt et marginalisés par le système qui les a produits.

Karim Bel Kacem, auteur et metteur en scène

« 23 rue Couperin est une pièce avec la banlieue et pas sur la banlieue », insiste l’auteur et metteur en scène. Désirant garder la pièce hors de tout jugement politique, son objectif, explique-t-il, est de créer des espaces d’échange et de confrontation. « Je voulais faire une pièce qui soit plus impactante qu’informative. Et pour avoir un impact, je pense qu’il faut questionner et renouveler les formats ».

Le « regard idiot » du pigeon sur la cité du Pigeonnier

Dans la salle tout en velours et dorures du mythique théâtre de l’Athénée dans le 9ème arrondissement de Paris, « 23 rue Couperin » raconte cette cité qui doit son nom aux pigeonniers qui y étaient établis lors de la Première Guerre mondiale pour surveiller les lignes ennemies, explique Karim Bel Kacem, qui sur scène incarne le pigeon. « Quand la cité a été construite, le dernier mètre de chaque barre HLM a été réservé aux pigeonniers encore en activité ». Le résultat, raconte-t-il, c’est « un quartier qui était occupé autant par les pigeons que par les être humains : dans mes souvenirs d’enfance dans le quartier, le ciel bleu en était rempli ». Pourquoi avoir choisi le point de vue d’un pigeon ? « Passer par le point de vue animal était une façon d’observer les choses sans être dans une constante interprétation sociologique. Cette distanciation permet de laisser une place au spectateur, qui est moins guidé ».

En 2019, trois barres d’immeubles HLM de la cité du Pigeonnier devront être détruites et parmi elles, la barre Couperin, où vivait le metteur en scène. En anticipation de ce que l’auteur qualifie de « traumatisme non-encore survenu ». La pièce de théâtre commence justement par l’effondrement de la barre Couperin sur le plateau, où le quartier a été entièrement reconstitué en Kaplas à l’échelle 1/20ème. Des sources sonores entremêlent voix des habitants et discours politiques à travers les immeubles.« J’ai commencé une forme d’introspective au moment où les choses s’apprêtaient à être détruites », explique Karim Bel Kacem. « La question n’est pas juste dans l’architecture physique, mais aussi dans l’architecture de la société : il faut cesser de regrouper les gens par catégorie sociale, il faut forcer le melting pot. Ce n’est qu’en passant par là qu’on pourra trouver un début de solution ».

Des rues nommées Debussy, Couperin, Ravel… « une façon low cost de donner accès à la culture par la nomenclature »

En décalage avec l’architecture des barres en béton, les bâtiments et les rues de la cité portent les noms de grands compositeurs de musique classique. Dans le deuxième tableau, le pigeon est accompagné à travers les rues, de Debussy à Ravel, par les musiciens de l’ensemble Ictus sous la direction d’Alain Franco. Des chemins qui correspondent aux trajets que Karim Bel Kacem faisait dans son enfance. « Quand je raconte aux gens que dans mon quartier, chaque bâtiment portait le nom d’un compositeur de musique, puis que je leur montre des images de la cité, ils se demandent ce qui est passé par la tête de l’urbaniste », s’amuse Karim Bel Kacem.

Une absurdité dont le jeune frère de l’ancienne ministre de l’Éducation Najat Vallaud-Belkacem a cherché, coûte que coûte, à établir la logique. « Ce qui m’intéressait, c’était d’appréhender cette question avec une sorte d’idiotie philosophique et de dire que oui, il y a une logique à ce que le bâtiment Mozart s’appelle Mozart. On sait très bien qu’il n’y en a aucune, mais je ne voulais pas fermer la question autour de cette réponse automatique qu’est l’absurdité ». Ces références musicales ont-elles parlé aux habitants du quartier ? « C’était une façon assez low cost de donner accès à la culture par la nomenclature, très court-termiste », estime Karim Bel Kacem.

Il y avait dans le quartier une forme de violence frontale que je trouvais plus saine, plus rassurante que la résignation que j’y ai vu récemment

Pour la réalisation de « 23 rue Couperin », Karim Bel Kacem a passé plusieurs mois en compagnie de ses amis d’enfance dans ce quartier qu’il a quitté au début des années 2000. En 2005, Amiens avait été la première ville à subir un couvre-feu lors des révoltes urbaines. Aujourd’hui, la violence dont se souvient l’auteur a été remplacée par une sorte d’anesthésie, estime-t-il. « Il y avait dans le quartier une forme de violence frontale que je trouvais plus saine, plus rassurante que la résignation que j’y ai vue récemment, rapporte-t-il. Je pense que l’esprit révolutionnaire n’existe plus. Les gens sont rendus inoffensifs, notamment par les smartphones. Et le danger a été récupéré par des formes plus radicales, tandis que le traitement médiatique présente le monde comme blanc ou noir, bien contre mal ».

La figure intense de Yacine, ami d’enfance schizophrène du metteur en scène, intervient pour cristalliser le quartier dans une personne humaine. Joué par Fahmi Guerbâa, Yacine, comme « un fusible qui va lâcher », est la caisse de résonance des discours ambiants auxquels il donne lui aussi, par sa maladie, une égale valeur – qu’ils soient ceux de son entourage, de Malraux ou d’autres politiques. « Yacine était un mec vraiment brillant, se souvient Karim Bel Kacem. Puis il est tombé dans la drogue. On a certes le choix d’éviter cela, mais il y a des contextes qui favorisent vraiment la déchéance. Malgré une mention Très bien au bac, le peu de perspectives a conduit certains à perdre foi et à tomber dans des drogues pourries, qui les ont parfois menés en hôpital psychiatrique ».

Si l’autocensure est certes un obstacle à la réussite de nombreux jeunes des quartiers, le metteur en scène insiste : « Il ne faut pas sous-estimer l’impact des obstacles extérieurs posés par la société. C’est surtout la censure qui est réelle. Il n’est pas normal d’avoir à envoyer dix fois plus de CV pour avoir un entretien, de n’avoir quasiment aucune chance d’obtenir un appartement, même quand on a des fiches de paie… Tout cela, c’est le résultat d’un système économique néo-libéral dont on ne mesure pas encore les conséquences. Il y a des dégâts collatéraux, et évidemment, il y a des gens qui pètent des câbles ». Malgré tout, il reste optimiste. « On va finir par se rendre compte que ce système économique ne convient pas. Et pour les jeunes, aujourd’hui, le cinéma est un médium qui me donne de l’espoir. On voit arriver une génération qui a une rage qui commence à faire de l’ombre au système de l’entre-soi. J’espère que ça va continuer dans ce sens ».

Sarah SMAÏL

23 rue Couperin, du 15 au 19 mai à l’Athénée Théâtre Louis-Jouvet, dans le 9e arrondissement de Paris

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