Enfant, je faisais partie de la team 1er degré. Il m’a fallu plusieurs minutes pour démêler le quiproquo entre mon père et moi alors que je lui demandais s’il n’était pas épuisé de sa journée. Non, mon daron n’avait pas effectué des heures supplémentaires pour confectionner des barbes à papa. Épargnons-nous le dégoût et la crainte ressentis ce jour d’été où l’on m’a annoncé qu’en dessert, ce serait « un bras de gitan ».

Ce dessert espagnol ressemble à s’y méprendre à nos gâteaux roulés : une génoise fourrée à la confiture ou à la « nata » (« crème » en espagnol) selon les goûts de chacun. Dans ma famille, on préférait la version de luxe : glacée cette fois-ci, mais toujours avec de la nata, évidemment.

Aucune trace de chair humaine donc et c’est tant mieux. Selon Miguel Ángel Almodóvar, auteur de deux livres sur la gastronomie espagnole*, « il existe deux principales théories sur l’origine de ce nom ». La plus ancienne viendrait de la confusion sur l’origine des Roms, que l’on imaginait venir d’Égypte. Le « bras égyptien » se serait ainsi transformé au fil des siècles en « gitan ». « La seconde théorie remonte au 19ème siècle », poursuit l’historien culinaire. Cette dernière évoque tout aussi bien la condition sociale qu’économique du peuple gitan.

Questions de vocabulaire

Deux siècles auparavant, les Gitans d’Espagne exerçaient en majorité des travaux manuels peu ou non rémunérés. Les chaudronniers proposaient leur service aux boulangers. « Quand ils avaient fini de redonner vie aux chaudrons, bouilloires et marmites d’un atelier, les propriétaires les payaient avec les gâteaux qui restaient de la vente du jour et les ont roulés dans une génoise pour faciliter le transport », explique Miguel Ángel Almodóvar. « L’image des chaudronniers gitans avec un gâteau cylindrique sous le bras est devenue si populaire qu’elle donna le nom du gâteau ».

« En aucun cas, l’appellation « gitan » n’a été donnée dans un esprit d’animosité », tranche l’auteur. Pourtant, une autre théorie souligne la ressemblance entre la génoise dorée du gâteau et la couleur de peau des Gitans d’Espagne. En juin 2020, la célèbre animatrice de la matinale d’Antena 3 TV, Susanna Griso (elle effectue même un caméo dans la saison 1 de La Casa de Papel) appelle à une réflexion sur les expressions espagnoles à connotation raciste ou insultante. « Bras de gitan, les nains grandissent (sentir le roussi), travailler comme un Chinois, un déjeuner de Noirs (une situation chaotique)… Excusez-moi, mais il faut bannir ce vocabulaire », a défendu la journaliste.

En 2020, la journaliste Susanna Griso lance un débat sur le nom « bras de gitan », tourné en ridicule par les internautes espagnols.

Sur Twitter, les spectateurs ont majoritairement tourné en ridicule la séquence télévisée. « Certains trouvent que c’est offensant et d’autres qu’il s’agit uniquement d’un nom comme un autre », résume la Fondation du Secrétariat Gitan (FSG), une ONG qui milite pour les droits de la communauté Rom en Espagne et en Europe

Si l’appellation du dessert mobilise moins, elle rappelle la lutte pour la suppression de la définition du mot gitan tel que présenté par le Dictionnaire de l’Académie Royale Espagnole (RAE) dans lequel le terme est synonyme d’arnaqueur.

La communauté la plus stigmatisée d’Espagne

La Fondation du Secrétariat Gitan précise que « la vraie discrimination réside autre part ». « D’une manière générale, la société majoritaire continue d’avoir une mauvaise image des Roms. Une image chargée de préjugés de plus en plus éloignée de la réalité d’un peuple rom pluriel et diversifié », dénonce la FSG.

En 2013, une étude dirigée par le Conseil pour l’Élimination de la discrimination raciale (CEDRE) menait à la conclusion que 89 % des Espagnols avaient une mauvaise image de la population gitane. Parmi les préjugés choisis par les sondés : « faible », « peu travailleur » ou encore « inadapté ».

Il arrive que l’on refuse de louer une maison à des personnes gitanes à cause de notre nom

Ces stéréotypes ont des répercussions sur le quotidien des Gitans d’Espagne. « Il arrive que l’on refuse de louer une maison à des personnes gitanes à cause de notre nom ou de notre apparence physique, qu’on nous refuse l’accès aux lieux de loisirs ou que l’on nous poursuive dans un supermarché pour voir si nous volons », dénonce la FSG.

La Fondation concentre sa critique sur les médias espagnols, accusés de perpétuer certaines représentations. En août dernier, dans le Sud de l’Espagne, la famille d’un jeune homme gitan condamné pour avoir tué un autre garçon lors d’une bagarre a été chassée. Certains médias ont alors évoqué une famille qui a « quitté la ville » après que leur maison fut « endommagée ».

En juillet dernier encore, plusieurs familles gitanes ont été contraintes de fuir leur village en Andalousie. Après un meurtre, ces familles, près de 40 personnes, ont été violemment chassées par les autres habitants de la ville. Leurs maisons ont été dévalisées et souillées d’inscriptions racistes.

Des avancées encore trop timides

Alors que les Gitans d’Espagne représentent 1,6 % de la population, ils subissent de plein fouet la pauvreté et ses effets sur l’éducation et l’accès au logement. Seulement 17 % des Gitans d’Espagne finissent le lycée.

En 2020, un rapport des Nations Unies mettait en évidence le manque de volonté politique pour améliorer leurs conditions de vie. « Des représentants du gouvernement conviennent que la situation pour beaucoup de Rom est catastrophique, mais j’ai été frappé par le manque d’urgence et la résignation avec laquelle ils ont accepté que des pans entiers de la population aient été relégués au statut de troisième classe », constatait le rapporteur.

Nous, les gitans, avons apporté une contribution sociale et culturelle positive à ce pays

Le message des Nations Unies semble avoir atteint le gouvernement espagnol. « Nous avons fait un pas en avant à ce sujet », confirme la FSG. « Maintenant, nous avons une loi spécifique qui vise à nous protéger lorsque nous subissons des discriminations. Nous avons de meilleures ressources pour les combattre », note-t-elle. La loi globale pour l’égalité de traitement et la non-discrimination de juillet 2022 instaure des conseils juridiques gratuits pour toute personne se disant victime de discrimination et prévoit la création d’une Autorité indépendante pour leur indemnisation.

« Le plus important est de ne pas perdre de vue le fait que nous sommes divers. Nous, les gitans, avons parcouru un long chemin au cours des 40 dernières années et avons apporté une contribution sociale et culturelle positive à ce pays, où nous vivons depuis plus de six siècles », insiste la Fondation du Secrétariat Gitan.

Moralité : si vous allez en Espagne, ne vous privez pas d’un dessert. Mais faites-le en conscience.

Méline Escrihuela

*El hambre en España (Eds. Oberon, 2003), Eso no estaba en mi libro sobre Historia de la cocina española (Eds. Almuzara, 2017)

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