Des sourires sur tous les visages, des embrassades, des selfies pour immortaliser le moment et des larmes. Ils ont gagné. 848 anciens cheminots ont fait condamner en appel la SNCF pour discriminations. Après une bataille judiciaire de plus de 12 ans, ces Chibanis, immigrés de la première génération, ont obtenu la reconnaissance d’un « préjudice moral », celui d’avoir travaillé pour la compagnie ferroviaire, mais pas aux mêmes conditions que leurs collègues français.

« C’est un grand soulagement, une très grande joie, assure Me Clélie de Lesquen-Jonas, l’avocate des Chibanis. La cour d’appel de Paris a reconnu les discriminations, elle a confirmé les condamnations de première instance, elle a même ajouté des dommages et intérêts pour préjudice moral et pour préjudice de formation et elle a augmenté les dommages et intérêts en matière de discriminations de retraite ». Si le montant de ces dommages et intérêts n’a pas encore été communiqué par la Cour d’appel de Paris, l’avocate avance tout de même un chiffre : « Au vu des premiers dossiers, mes clients devraient toucher aux alentours de 230 000 euros chacun en moyenne. On est de l’ordre de 180 millions d’euros au total ». Les anciens cheminots demandaient 628 millions d’euros en tout pour différents préjudices, sur leur carrière, leur retraite, leur santé ou encore leur formation.

Un combat judiciaire de plus de dix ans

Ce sont par des applaudissements nourris et quelques larmes que la centaine de Chibanis présents au Palais de justice ont accueilli la nouvelle. Avec le sentiment aussi d’être arrivés au bout d’un long combat. « C’est le soulagement, vraiment, le soulagement. On a gagné la partie, lâche Moubarak Nebbari, salarié à la SNCF « de 1974 à 2007 ». Malheureusement, beaucoup de nos collègues décédés ne peuvent pas voir cette victoire aujourd’hui ». Pour Ahmed Mikali, c’est une reconnaissance attendue depuis longtemps : « La blessure est profonde mais cela nous remet à la place qui nous revient ».

Ahmed Katim, président de l’association des cheminots marocains.

Dans une allée du tribunal, il y en a un que les anciens cheminots viennent saluer un à un avec beaucoup de respect. Un petit groupe s’est constitué autour de lui, il faut même attendre son tour avant de lui adresser quelques mots. Lui, c’est Ahmed Katim, président de l’association des cheminots marocains et lui-même ancien salarié de la SNCF. C’est par lui que toute l’affaire a commencé au début des années 2000. « J’ai fait une tournée des triages pour retrouver des témoignages. Au début, nous n’étions qu’une soixantaine à ne pas avoir peur de porter plainte contre la SNCF. Puis, les gens ont commencé à venir d’eux-mêmes grâce au bouche-à-oreille ». Aujourd’hui, à 77 ans, Ahmed pleure de joie. « J’ai porté ce combat pour la dignité de tous les anciens salariés de la SNCF, marocains, algériens, sénégalais… Je suis fier d’eux ! Ils m’ont fait confiance. On n’a pas fait ça pour l’argent, on est tous vieux. Que voulez-vous qu’on fasse de cet argent ? On a regagné notre dignité, c’est pour ça qu’on a mené ce combat ensemble, c’est pour ça que j’ai mis ma vie, mes enfants, mon travail de côté… » Il ne terminera pas sa phrase, trop ému.

Le « statut » de cheminot réservé aux Européens

Après de nombreux renvois, les plaignants, d’origine marocaine pour la majorité, avaient obtenu gain de cause devant les Prud’hommes en septembre 2015. Les magistrats avaient estimé qu’ils ont souffert d’une « discrimination dans l’exécution du contrat de travail » et dans leurs « droits à la retraite » par rapport à leurs collègues français. Le tribunal avait fixé à 170 millions d’euros les dommages et intérêts. Moins d’une dizaine de dossiers avaient été rejetés en première instance. Mais le groupe public avait fait appel in extremis, jouant la montre contre ces Chibanis à l’âge avancé, dont une bonne partie sont devenus français.

Ces travailleurs ont été embauchés entre 1970 et 1983 par la SNCF, en quête de main-d’œuvre. Recrutés comme contractuels, c’est-à-dire avec un contrat de travail de droit privé, ils n’ont pas eu droit au statut plus avantageux de cheminot, réservés aux Français âgés de moins de 30 ans (aujourd’hui aux ressortissants d’un pays de l’Union européenne). Ce statut offre une garantie d’emploi et des avantages en matière de protection sociale, d’évolution de carrière, de rémunération. C’est surtout lors du passage à la retraite que la différence s’est fait sentir : les pensions des cheminots étrangers étaient en moyenne trois fois moins importantes. La compagnie a toujours nié une « quelconque politique discriminatoire à l’encontre des travailleurs marocains », estimant avoir constamment « veillé à l’égalité de traitement de tous ses agents dans l’environnement réglementaire décidé par les pouvoirs publics ». Elle se réserve le droit d’un éventuel pourvoi en cassation.

Arrivé au sein l’entreprise le « 5-6-72 », date qu’il connaît par cœur, Mohamed Asri, originaire de Noisy-le-Sec, raconte : « On travaillait très dur, on était sous-évalués et sous-payés. Je voulais monter en grade mais toutes mes demandes étaient refusées parce que je suis Marocain ». Aujourd’hui, deux de ses enfants travaillent pour… la SNCF.

Leïla KHOUIEL

Articles liés