Faire de la randonnée, accompagner une sortie scolaire, faire ses courses à Lidl. La liste des activités que les Musulmans français ne peuvent faire le cœur léger est longue. Désormais, il faudra ajouter « manger une saucisse-purée ». Depuis son ouverture en octobre dernier, le restaurant « L’hal’igot », dans le 18ᵉ arrondissement de Paris, propose une version halal de l’aligot, recette phare du terroir français. Composée de pommes de terre et de fromage, elle est souvent accompagnée d’une saucisse de porc. Louis Darney, jeune restaurateur de 26 ans, a décidé de mettre à sa carte une variante licite pour les consommateurs musulmans. Sans se douter qu’il allait fâcher tout rouge la fachosphère avec simplement trois patates et une merguez.
La recette de Louis offre un goût subtil de pomme de terre et de tome. La saucisse de veau, crémeuse et goûtue, ajoute en saveur et en gourmandise. Mais la qualité principale du plat reste sa texture, étonnante pour quiconque n’y aurait jamais goûté. Une élasticité délicate, à la fois ferme et fondante, qu’on ne trouve nulle part ailleurs. Il suffit de lever la fourchette pour s’en apercevoir : la purée forme un long fil qui peut atteindre plusieurs mètres, fil presque aussi tendu qu’un facho quand un Arabe mange une chipo.
« Tout le monde peut manger chez moi »
Dès la première ligne de sa carte de visite, pourtant, Louis est on ne peut plus clair. « L’Hal’igot est un concept qui a pour but de faire découvrir l’aligot à tous. » « Je viens d’une famille lozérienne », précise le jeune restaurateur, debout dans sa cuisine. « C’est une recette que je connais depuis tout petit. Et ça me tenait à cœur de présenter ce plat à tout le monde. » Après des études d’ingénierie, il réalise que le salariat ne lui convient pas, et se lance dans l’aventure de l’entrepreneuriat.
« Ce projet est né il y a deux ans. J’ai voulu monter mon propre business, et pour un jeune sans trop de capital, la restauration, c’est l’idéal », développe-t-il. « Donc je suis parti vers l’aligot. Et puis un restaurant, c’est le partage, tout le monde est ensemble », lance-t-il dans un sourire sincère.
La France est un pays de diversité et de partage, je ne me voyais pas ne pas faire du halal ou du végé, tout simplement
Il mise tout sur sa recette d’enfance, et en propose une version « cuisine rapide », plus propice à permettre la découverte au plus grand nombre. Lui vient alors l’idée de s’adresser aux musulmans, entre autres. « J’ai voulu ouvrir le projet à tout le monde. La France est un pays de diversité et de partage, je ne me voyais pas ne pas faire du halal ou du végé, tout simplement. »
Il se pose aussi la question des autres confessions. « J’ai pensé au casher, mais les Juifs pratiquants ne mangent pas de viande et de fromage dans le même repas. Ils ont quand même l’option végé avec les saucisses Beyond Meat. Tout le monde peut manger chez moi, c’est le principal. » Après plusieurs mois de préparation, il ouvre son tout premier restaurant le 8 octobre 2024. Dans cette petite rue du 18ᵉ, l’étroit local est encore neuf. Quelques tables peuvent accueillir des clients, des cartes postales montrent des images de montagne. Un grand tableau liste les spécialités proposées. Une petite adresse fast food sans prétention où l’on se sent à l’aise.
Récupération politique de tous bords
Si les premières semaines démarrent doucement, tout bascule lorsque le 28 novembre, le compte X « On mange quoi ? » spécialisé dans la restauration en Île-de-France, publie une vidéo de L’hal’igot. En trois jours, elle fait exploser les compteurs. « Je ne m’attendais pas à ce qu’elle atteigne les 10 millions de vues », s’étonne encore Louis. Dans les commentaires, on se polarise. Certains le remercient d’ouvrir le terroir à tous, d’autres l’accusent de « collaborer avec l’ennemi », d’être un « vecteur de la charia ». Tout ça pour avoir ouvert sa boutique aux musulmans.
On m’a carrément appelé pour me traiter de serpillière, de traître à la nation
« On m’a carrément appelé pour me traiter de serpillière, de traître à la nation » raconte-t-il. « Mais je préfère ne pas rentrer dans leur jeu, je ne veux même pas en parler plus que ça. Je suis concentré sur mon business », pose-t-il, déterminé à ne pas se laisser atteindre.
La polémique enfle d’un degré quand le député LFI Antoine Léaument apporte son soutien au restaurateur et dénonce dans un tweet les « réactions islamophobes de ceux qui prétendent aimer la France, mais ne veulent (…) pas que les produits du terroir soient accessibles à tous. » La récupération politique est lancée. Il n’en faudra pas plus pour que l’affaire soir évoquée sur C News.
Dans une émission de la chaîne, le député européen d’extrême-droite Matthieu Valet, invité à commenter, ajoute « le communautarisme, l’islamisme et l’antisémitisme » à la pomme de terre et à la tome fraîche de l’Aubrac. L’aligot devient immangeable, un étouffe-chrétien, bien loin de celui proposé à la carte de Louis.
Le jeune entrepreneur refuse de se faire entraîner dans la fange. « Je ne suis pas obligé de rentrer dans ce débat », tient-il à rappeler. « C’est clivant, alors que mon but est précisément le contraire. La cuisine, c’est du partage, c’est rassembler des gens autour d’un plat, et c’est ce que je fais. » Et il le fait bien au vu de la file qui commence à se former à sa caisse.
« Se réunir autour de notre patrimoine »
Il est 19h06, le restaurant est ouvert depuis six minutes et ils sont déjà une dizaine à faire la queue pour commander. Les deux tables sont pleines. Assise à l’une d’elles, Shéhérazade, parisienne de 50 ans, vit dans la même rue que l’Hal’igot. Quand son petit frère Abdel s’en est rendu compte, il l’a pris comme un signe et a entraîné sa sœur ici. « Je voulais goûter ça depuis des années, mais je n’avais jamais trouvé une version halal », raconte-t-il.
« Dès que j’ai vu cette occasion, je me suis dit qu’on allait venir tester et donner un peu de force au restaurateur. » Sa sœur, elle, connaissait déjà la recette depuis des années. « J’ai travaillé près de 17 ans auprès d’Auvergnats, je n’avais goûté cette spécialité que sans saucisse, car je ne mange pas de porc. Mon frère, lui, mange uniquement halal, et ce restaurant nous donne l’opportunité de tester ensemble » se réjouit-elle. « D’autant plus que le restaurateur se fournit auprès de la boucherie des Jumeaux, qui font une viande d’une grande qualité. »
Quand j’ai vu la critique, ça m’a motivé encore plus de venir le soutenir face à toute cette haine
Tous deux ont eu vent de la polémique, et la déplorent sans en être vraiment surpris. « C’est de la bêtise humaine », tranche Abdel. « Au lieu de venir voir si le goût traditionnel de l’aligot est respecté, ce qui est le plus important, ils préfèrent insulter et décourager un jeune qui se lance et fait découvrir le terroir. » La mauvaise presse de l’extrême-droite s’est muée, dans son cas, en une belle publicité. « Quand j’ai vu la critique, ça m’a motivé encore plus de venir le soutenir face à toute cette haine », sourit-il. « On s’attaque aux gens qui mangent du halal, aux végans… Bienvenue en France ! »
Au goût, ils sont tous les deux d’accord. « C’est excellent ! » Abdel se régale de cette première expérience pendant que Shéhérazade raconte leur lien à la culture française. « Notre père travaillait dans le tourisme, et il nous a beaucoup sensibilisés au terroir français », raconte-t-elle. « Je suis contente qu’il y ait ce genre de lieu où on peut se réunir autour de notre patrimoine, et je suis heureuse de partager ce moment avec Abdel », confie-t-elle dans un sourire. « On reviendra avec maman, inch’Allah ! », ponctue son petit-frère.
Ramdan Bezine