« Arrête de regarder », avait l’habitude de m’ordonner ma maman. Lors de la célébration de l’Aïd-El-Kebir, d’une naissance ou d’un mariage, la tradition islamique veut qu’un ou plusieurs moutons soient sacrifiés. Petite, quand l’occasion me le permettait, je me faufilais entre les adultes pour regarder les hommes de la famille égorger l’animal. Ce n’était pas au goût de ma mère, inquiète que j’en fasse des cauchemars. Mais contrairement à elle, j’ai toujours, plus ou moins, supporté la vue du sang.

Le soir de l’abattage, un plat emblématique des familles algériennes est préparé. Le bouzelouf. Ni les ingrédients et encore moins la préparation n’inspire confiance. Il est cuisiné à base de la tête et des pieds de l’animal. Cuits en sauce, ils sont préalablement grillés au chalumeau. Chez moi, le plat ne fait pas l’unanimité. Dans aucune famille d’ailleurs. Ceux qui daignent en manger, voire pire l’aimer, sont regardés avec dégoût.

Connaissez-vous l’histoire de son nom ?

« Vous connaissez le bouzelouf, mais est-ce que vous connaissez l’histoire de son nom ? » Je ne m’étais jamais posé la question.

Juillet 2019. Avec ma famille, je pénètre pour la première fois dans la Casbah d’Alger. Impossible de la visiter seule, c’est un vrai labyrinthe. Un guide algérois nous fait découvrir la Médina. On doit être une dizaine de « touristes ». Tous des algériens d’ailleurs. Des « immigrés », comme on aime bien nous le rappeler. Entre les cicatrices de la guerre d’indépendance et les traces de l’empire Ottoman, le site est gorgé d’histoire. Classé au patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 1992, il est situé dans le centre de la capitale.

Entre deux explications, le guide nous pose la fameuse question. D’où vient le nom « bouzelouf » ? Dans le public, personne ne sait. Le trentenaire se lance alors dans un récit. Il serait le dérivé du nom d’Abdelkader ben Zelouf ben Dahmen. Accusé de vols et d’assassinats, il serait le premier guillotiné par l’armée française, sur la place Bab-El-Oued. Après sa mort, les Français auraient utilisé le terme « Ben zelouf » comme menace de guillotine sur les Algériens. Au fil des années, le nom aurait évolué pour devenir Bouzelouf et désigner ce fameux plat.

Je ne suis pas encore majeure lorsque je découvre cette histoire. Elle me marque. Cinq ans plus tard, je mène l’enquête pour le Bondy Blog. Est-elle réelle ou est-ce une légende ?

Le premier guillotiné

Le premier guillotiné en Algérie colonisée porte bien ce nom. Dans le chapitre 9 de l’ouvrage collectif Vers la guerre des identités ?, l’historien Alain Ruscio écrit : « [Il] s’appelait Abdelkader ben Zelouf ben Dahman. Il fut exécuté à Bab-el-Oued le 16 février 1843. Le dernier s’appelait Mostefa Oïs. Sa tête tomba le 12 août 1959. Cent seize années de civilisation supérieure ».

Je me lance alors dans une recherche infernale pour trouver un lien entre le guillotiné et le nom du fameux plat. Sur quelques sites web, le sujet est évoqué. Problème. Ils racontent tous la même histoire – celle que le guide algérois narre –  sans jamais citer de source. Mais, il n’y a pas consensus. Sur des plateformes de discussion, certains internautes réfutent la théorie. C’est le cas de l’alias « Sidi Noun » sur Forum Algérie pour qui cette explication est  « plutôt invraisemblable, pour ne pas dire fantaisiste ».  Pour lui, bouzelouf aurait une étymologie Amazigh. Il viendrait du mot « zlf » qui signifie griller.

Mais, je ne trouve aucune source scientifique pour infirmer ou confirmer ces propos. Je retourne donc à ma première source. Le guide. Lui non plus « n’ [a] pas beaucoup d’informations » sur le sujet, explique-t-il via la plateforme de messagerie Instagram, avant de m’envoyer toute une explication copiée-collée depuis le web. Il partage l’avis de “Sidi Noun”, cette histoire est « une légende plus qu’autre chose. » 

Je reviens donc au point mort, mais je persévère tout de même. Un mercredi d’été, je me rends dans une boucherie mythique et chic des Lilas dans le 9-3, la « Boucherie les jumeaux ». Je suis accueillie par Slim, un des frères. Même s’il n’a pas connaissance de l’histoire de ce plat, il s’implique dans l’enquête. Il téléphone à son père. Peut-être pourrait-il nous aider dans cette recherche impossible. À l’autre bout du fil, le paternel me conseille de me rendre dans une boucherie tenue par des Kabyles.

Mais où la trouver ? « Vous voyez les boucheries avec des grandes pancartes de réduction. Eh bah, elles sont toutes tenues  par des Kabyles », me renseigne Slim.

Ces indications me mènent au « Barbes bis ». La rue d’Avron, située porte de Montreuil dans le 20ᵉ arrondissement de la capitale, est connue pour être fréquentée par la diaspora algérienne. Ici, les boucheries qui s’alignent les unes après les autres ont toutes un point commun. Au plus grand bonheur des clients, le prix de la viande est en promotion toute l’année.

Je me rends dans la « Boucherie musulmane ». Le gérant est assis derrière la caisse. Il signe des chèques. Alors que je lui pose des questions sur le bouzelouf, il pense que je souhaite en acheter. « Il est là le bouzelouf, si vous voulez », me propose-t-il avec un accent kabyle très prononcé. Dans la vitrine, des têtes et des pieds de moutons y sont exposés. Je lui explique alors que je ne suis pas venue pour en acheter, mais pour trouver des réponses à mes interrogations. Mais, là encore, je fais chou blanc.

L’histoire, au-delà la légende

Légende ou réalité, je n’ai pas trouvé de réponse à mes questions. Mais au-delà des péripéties, rédiger ces lignes à la première personne m’a fait interroger sur mon histoire familiale.

Mes grands-parents paternels ont vécu la colonisation et la guerre d’Algérie depuis les djebels de Tizi Ouzou. Ils n’ont jamais pu me raconter leur histoire. Djede est mort avant que je naisse et Jida l’a rejoint lorsque j’avais 10 ans. Paix à leurs âmes.

Très tôt, j’ai eu soif de connaître cette période si intrigante et complexe. Ce n’est pas dans les livres d’Histoire que j’ai décelé les premières clefs de compréhension. C’est chez mon père. À travers les histoires qu’il m’a contées, il m’a transmis tout un héritage.

Durant la guerre, son paternel a été interné dix-huit mois dans le camp du Maréchal près de Bourdj Menaïl, ville située dans la wilaya (département) de Boumerdès à l’ouest de Tizi-Ouzou. Son crime ? « Il cotisait de l’argent pour aider les moudjahidins. Ce sont les harkas qui l’ont dénoncé », m’explique mon père.

Cette période a aussi traumatisé ma grand-mère. Des décennies après la guerre, elle sursautait à chaque fois qu’elle entendait frapper fort à la porte. Les coups lui remémoraient le bruit brusque des bottes françaises qui tapaient sur le seuil de sa maison.

Quand bien même l’histoire autour du bouzelouf est fausse, elle illustre une réalité. Alors que le plat se prépare lors de moments festifs, son nom s’inscrirait dans un récit terrible. La colonisation laisse des cicatrices partout où elle passe, jusque sur les appellations de plats.

Marie-Mène Mekaoui

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