« Cette histoire a été oubliée », regrette Youcef Sekimi, ancien marcheur originaire de Firminy, près de Saint-Etienne. « Lorsque l’on parle de La Marche de 1983 aux jeunes des quartiers populaires, il y en a peut-être 1 sur 15 qui en a entendu parler. Je l’ai expérimenté dans le quartier où j’habite », constate-t-il.

La Marche pour l’égalité et contre le racisme constitue pourtant un événement sans précédent dans l’histoire de France. Au début des années 80, l’air est vicié. Des crimes racistes et des exactions policières se multiplient sur fond de montée du Front National. En 1983, un groupe de jeunes de l’association SOS Avenir Minguettes décide d’organiser une marche nationale pacifiste. Ils sont alors accompagnés du père Christian Delorme et du pasteur Jean Costil.

L’épopée prend comme point de départ Marseille, le 15 octobre 1983. Cette marche anti-raciste voit son cortège s’étoffer au fur et à mesure des villes franchies. À l’arrivée dans la capitale, le 3 décembre 1983, plus de 100 000 personnes sont réunies. Un succès.

Il y avait l’espoir qu’il y ait une égalité et une vraie reconnaissance des jeunes maghrébins en tant que citoyens à part entière

Malek Chagah, alors âgé de 22 ans et habitant du quartier de Wazemmes à Lille, se souvient encore de ce qu’il ressent lorsqu’il rejoint l’étape finale de la Marche. « J’étais très reconnaissant et très satisfait de voir toutes ces personnes, des associations de toute la France, réunies avec ces revendications. Il y avait l’espoir qu’il y ait une égalité et une vraie reconnaissance des jeunes maghrébins en tant que citoyens à part entière », se remémore-t-il.

Un sentiment partagé par Salah Amokrane. Ce dernier a, lui, 19 ans lorsqu’il rejoint le rassemblement à Paris depuis Toulouse. « Ce qui nous frappe à ce moment-là, c’est que l’on n’est pas tout seul à exister de cette manière en France. Il y a des jeunes gens comme nous, comme moi, ailleurs, qui ressentent la même chose ou qui se posent les mêmes questions, c’est-à-dire : quelle est leur place dans ce pays ? »

À l’issue de cette action, une rencontre entre François Mitterrand, alors président de la République, et une délégation de marcheurs permanents portant les revendications de la Marche, est organisée. La carte de séjour et de travail de 10 ans est évoquée ainsi que la création d’une loi contre les crimes racistes. Cette dernière revendication n’est pas sans lien avec l’affaire d’Habib Grimzi, assassiné par défenestration du train Bordeaux-Vintimille durant la Marche, le 14 novembre 1983.

L’essoufflement du mouvement

L’euphorie et les espoirs suscités par la Marche auront finalement été de courte durée. Aucun mouvement national n’a réussi à voir le jour par la suite. Malgré deux assises tenues en 1984, qui rassemblaient des marcheurs, des acteurs associatifs et militants de la lutte antiraciste, le mouvement s’essouffle.

« C’est difficile quand tu as 150 personnes qui se réunissent, que chacun veut être le chef et imposer sa vision. Il y a des divergences et des manières de procéder différentes dans tous les mouvements. Là, personne n’a cherché un consensus », analyse a posteriori l’ancien marcheur de Firminy, Youcef Sekimi.

Mais pour Malek Chagah, l’évolution du mouvement a buté sur le manque de contenu politique des revendications des marcheurs. « Avec le recul, on ne peut pas dire que les marcheurs avaient tort parce qu’ils n’étaient pas politisés. Cette marche, c’était une opportunité d’être reçu par le président de la République, de rassembler beaucoup de monde et de créer un rapport de force pacifique. […] Il y a eu le fameux débat, “On ne veut pas être récupéré par les partis politiques”. Je pense qu’il faut pouvoir négocier avec les partis politiques. Il faut s’organiser et cela signifie peut-être prendre parti ou faire des concessions… À l’époque, beaucoup de monde n’était pas prêt à cela. »

Le collectif Convergence 84, dont bon nombre d’organisateurs sont issus de la Marche de 1983, organise une deuxième marche, cette fois-ci essentiellement à mobylette. Une manière d’incarner le slogan entendu lors de la première marche “La France, c’est comme une mobylette : pour qu’elle avance, il faut du mélange”. Cette fois-ci, plus question que les médias ne titrent “La Marche des beurs”. Plusieurs communautés (Africaine, Asiatique, Antillaise ou encore Portugaise) sont représentées. Le 3 novembre, au départ de cinq grandes villes, la marche prend la direction de la capitale. L’arrivée à Paris le 1ᵉʳ décembre 1984 finit par rassembler 30 000 personnes.

« Il y a aussi la petite main de SOS-Racisme qui apparaît à l’arrivée », se souvient Salah Amokrane. « Nous sommes jeunes, nous sommes en train de nous construire politiquement, au sens citoyen du terme. Dans le même temps, nous voyons bien qu’il y a un problème à l’arrivée de la marche de Convergence 84 puisqu’il y a un discours des jeunes de l’organisation qui est assez virulent vis-à-vis des associations de solidarité. Malgré quelques maladresses dans le discours, c’est un moment très important, car celui-ci pointe du doigt le sujet de l’autonomie, de nos histoires, de nos mouvements vis-à-vis du réseau des associations de solidarité ou même de la gauche en général. »

Faute de cohésion des organisations issues de la Marche, les revendications antiracistes à l’échelle nationale seront finalement portées dès 1984 par l’association SOS Racisme, composée de membres de cercles proches du Parti Socialiste.

La Marche pour l’égalité et contre le racisme aura néanmoins insufflé une dynamique forte d’actions locales. On assiste à un fleurissement d’associations de quartier et de collectifs militants. « La Marche pour l’égalité et contre le racisme a renforcé notre envie d’agir et nous a confortés dans l’idée que ce que l’on était en train de faire avec notre association dans le quartier des Izards était pertinent », raconte Salah Amokrane.

En 2023, le combat continue

Cette année marque les 40 ans de la Marche pour l’égalité et contre le racisme. À cette occasion, un collectif d’acteurs directs de cette Marche ont décidé de se constituer en coordination nationale autour de trois pôles régionaux symboliques : Marseille, où la Marche a débuté, Lyon, d’où est née son idée et Paris, le point d’arrivée.

Il faut que l’on remette la Marche sur la place publique pour la faire entrer dans l’Histoire

Depuis mars 2023, la coordination nationale pour les 40 ans de la Marche travaille à la conservation de la mémoire de cette lutte. Plusieurs manifestations se déroulent simultanément en partenariat avec des acteurs locaux à Lyon, Marseille, dans la région stéphanoise et en Île-de-France jusqu’à fin décembre 2023. Au programme : expositions, conférences-débats, films et théâtre pour ne pas oublier.

« Il faut que l’on remette la Marche sur la place publique pour que les gens en prennent connaissance et pour la faire entrer dans l’Histoire », avance Youcef Sekimi, l’un des membres de la coordination nationale.

La coordination nationale (marcheurs historiques de 1983) en session de travail

Cette transmission de l’histoire a également été rendue possible grâce à un groupe de jeunes militants, le “Collectif jeunes”, qui a à cœur de poursuivre le combat de leurs aînés. Le référent du collectif, Lotfi Moussa, basé à Marseille, raconte la naissance de cette collaboration entre eux et les acteurs de la première heure. « Cela faisait un moment qu’avec certains amis, nous avions l’idée de faire de ce 40ᵉ anniversaire un moment pour essayer de sensibiliser la jeunesse. […] Nous avions déjà des contacts via nos engagements respectifs et c’est ainsi que nous avons pu rencontrer des marcheurs et des associations historiques et que l’on a décidé de se constituer en coordination. »

Une transmission indispensable

Cette collaboration a permis à ceux qui se présentent comme héritiers des marcheurs de bénéficier de leur expérience de terrain et de dresser avec eux un bilan de ce qui a pu fonctionner ou non dans leur lutte. « C’est très compliqué. Il y a eu des récupérations politiques et autres qui ont poussé à l’implosion du mouvement. Ce sont des erreurs à ne pas réitérer. Les anciens marcheurs nous le disent. Ils ne sont pas juste dans l’accusation, ils sont aussi dans l’introspection et c’est ça qu’ils peuvent nous transmettre », raconte Lotfi Moussa.

Pour Youcef Sekimi, le message est plus affirmé : « Dans l’état actuel et avec l’euphorie qu’il y a pour les 40 ans de la Marche et tous les opportunistes qui gravitent autour, on ne voudrait pas que 1984 se reproduise. C’est hors de question. On ne peut plus se permettre de perdre de temps. 40 ans, c’est bon ! Il faut que l’on soit majeurs, décideurs, autonomes et fonceurs. »

Si la transmission est si importante pour la coordination nationale des 40 ans de la Marche, c’est aussi parce que, pour beaucoup d’entre eux, un parallèle entre la situation dans les années 80 et celle d’aujourd’hui est partagé. « Même si le monde est en pleine transformation, il y a des choses que l’on n’arrive pas à faire disparaître. Les inégalités, le racisme… Au contraire, ça s’accentue, voire ça se banalise, jusqu’à ce que l’extrême-droite soit aux portes du pouvoir », craint Lotfi Moussa.

La situation n’a pas beaucoup changé depuis 40 ans, elle a muté

Youcef Sekimi, lui, dresse une comparaison sur les violences policières, évoquant la mort du jeune Nahel des suites d’un tir-policier en juin dernier à Nanterre. « La discrimination, le racisme, on le vivait. Les ratonnades, les bagarres, les insultes, le mépris. […] Avant, n’importe qui tirait sur un “bougnoule”, un “bicot”. Il suffisait qu’il soit excédé et il sortait le fusil. Il tirait et prenait 6 mois de sursis. La vie des jeunes enfants d’immigrés ne valait pas grand-chose », se remémore Youcef Sekimi. « La situation n’a pas beaucoup changé depuis 40 ans. Elle a muté », analyse-t-il aujourd’hui. 

La programmation de la coordination nationale pour les 40 ans de la marche propose également un forum justice le 25 novembre à la bourse du travail à Paris pour une rencontre-débat. « L’objectif est de réunir les personnes concernées lors de cas de violences policières : familles de victimes, avocats, syndicats de la magistrature, afin de voir, lors d’une nouvelle affaire, les manières d’améliorer les procédures judiciaires qui sont souvent chronophages et lourdes et d’accompagner au mieux les familles de victime », explique Lotfi Moussa.

Dans cette volonté de continuité de l’action et de l’engagement par les jeunes générations, leur présence permet de pointer du doigt des questions qui n’étaient pas encore abordées par leurs aînés, 40 ans auparavant.

« Ce sont des violences générées par un même système que nous essayons de combattre »

« Pour le collectif jeunes, la question de l’intersectionnalité des combats est très importante. La discrimination est aussi présente au niveau du genre ou de l’orientation sexuelle. Nous sommes contre ce terme de “Marche des beurs” car c’est une marche pour l’égalité et contre le racisme et cela doit aujourd’hui englober toutes les formes de discrimination et toutes les formes de racisme. Ce sont des violences générées par un même système que nous essayons de combattre », raconte Manel Mabrouk, membre du collectif jeunes, basée à Créteil.

« Ces questions-là, on ne se les posait pas il y a 40 ans. Il y a même eu une invisibilisation de femmes qui ont œuvré lors de la marche. Nous voulons faire un travail de mémoire pour les honorer et rappeler qu’elles ont existé. En plus d’exister, ce sont aussi elles qui portaient les actions. Toutes les luttes doivent avancer ensemble. C’est la même chose pour la question de la crise écologique et environnementale », précise Lotfi Moussa.

Au-delà de la programmation, la coordination porte aussi la volonté d’inscrire la marche pour l’égalité et contre le racisme dans les manuels d’histoire et propose d’intervenir dans des écoles et les centres de formations afin de transmettre cette histoire et sensibiliser aux questions liées au racisme. Peut-être qu’enfin, chaque jeune Français interrogé sur cet événement saura ce qu’a été la Marche pour l’égalité et contre le racisme.

Yasmine Mrida

Articles liés