« À Aubervilliers, on a droit au beau ! », clame Soizig Nedelec, conseillère municipale communiste de la ville en Seine-Saint-Denis. Il fait nuit autour du Bassin de la Maladrerie, étang dont les contours sont éclairés par des bougies déposées en hommage à l’architecte Renée Gailhoustet, décédée le 4 janvier dernier à l’âge de 93 ans. Réunis autour de sa photo en noir et blanc, des dizaines d’habitants de cet ensemble construit par l’architecte entre les années 1970 et 1980 ont tenu ce soir à lui dire merci.

« Révolutionnaire, avant-gardiste, visionnaire», les éloges n’en finissent plus pour décrire cette architecte. Dans l’un des départements les plus peuplés du pays, ces constructions permettent d’avoir dans une même cité « des arbres, un lac, un héron qui vient nicher et manger les poissons, des jardins et un potager sur sa terrasse », énumère celle qui se définit comme un « bébé de la Mala ». Tour à tour, plusieurs habitants prennent la parole sous le regard de quelques locataires penchés à leurs fenêtres.

Le mot est un peu fort, mais c’est un paradis

« Avant de venir ici, je n’habitais pas très loin », raconte Gérard Mouzin, habitant de la Maladrerie depuis 1980. « Les mois d’été, la chaleur était insupportable et on partait tous les week-ends. À partir du moment où on a emménagé ici, on n’est plus parti. On gardait notre terrasse, on était bien. Le mot est un peu fort, mais c’est un paradis », lâche-t-il, légèrement troublé par l’émotion.

Cette cité-jardin, plus connue comme « la Mala », s’articule sur 9 hectares avec plus de 900 logements, pour la plupart sociaux. Dans des volumes saillants en béton brut, les logements s’étendent sur des terrasses en pleine terre, pièces à part entière. En bas, des cheminements piétons, à la fois ouverts et couverts, relient les bâtiments et les espaces communs noyés dans la nature, favorisant les rencontres. À l’intérieur, les logements, tous différents, présentent des espaces ouverts et lumineux dirigés vers l’extérieur, tandis que la nuit, les fenêtres illuminées créent des fascinants jeux de lumière.

Architecture en péril

Si cette cité « magique » est pour beaucoup une source de bonheur, elle nécessite aujourd’hui une rénovation en ce qui concerne, entre autres, son isolation défaillante et ses façades dégradées. Mais le projet de rénovation dans le cadre de l’Agence nationale de rénovation urbaine (ANRU) dont elle devrait faire l’objet inquiète les habitants.

Deux pavillons devraient par exemple être démolis dans le but de « désenclaver » la cité et permettre une nouvelle entrée sur la Maladrerie, ce qui fait craindre aux habitants qu’un jour, elle puisse être traversée par la voiture.

Une crainte qui n’a pas lieu d’être d’après Karine Franclet, maire d’Aubervilliers (UDI), interpellée en novembre lors d’une manifestation. « Il n’y aura pas de route. La Maladrerie restera piétonne », a-t-elle assurée en précisant qu’il est « évident que c’est un lieu à préserver ».

« Une fois que la voie est ouverte, ça n’empêchera pas que dans cinq ans on laisse passer les bagnoles. Et une fois que c’est fait, c’est fait », alerte Gilles Jacquemot, architecte qui habite la Maladrerie. En 1995, lui et Katherine Fiumani, elle aussi architecte ayant travaillé dans l’agence de Renée Gailhoustet à la fin des années 1970, ont fondé l’association « Jardins à tous les étages » pour préserver cette architecture et notamment ses terrasses.

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Le projet prévoit aussi de « résidentialiser » la cité, en coupant certains passages et en créant différents îlots, notamment pour des questions de sécurité et de deal de drogue. Dans un espace où les gens se croisent en permanence et où la vie associative est florissante, « c’est totalement contraire aux principes architecturaux », pointe Fanny Béguery, artiste résidant dans l’un des ateliers du rez-de-chaussée.

« En plus, ça n’endigue pas du tout le trafic. Il y a un décalage avec la réalité du terrain. Le résultat, c’est de poser visuellement des barrières aux habitants qui ne prendront plus les chemins et passeront à l’extérieur de la cité », explique-t-elle.

La vente d’une partie des logements à un autre bailleur social pourrait par ailleurs « fragiliser » la cité et sa préservation. Mais les habitants y sont habitués. Contre l’installation d’un puits de ventilation du métro, le passage de la voiture ou encore le dallage des terrasses, les collectifs d’habitants n’ont cessé de lutter ces dernières années.

Eco-quartier avant l’heure

Et ils ne sont pas les seuls. Dans le sud-est de Paris, à Ivry-sur-Seine, peu sont ceux qui ne connaissent pas le nom de Renée Gailhoustet. Elle a été nommée, à partir de 1969, architecte en chef de la rénovation du centre-ville, mission qu’elle a choisi de mener avec l’architecte Jean Renaudie. Celui qui a gagné le Grand Prix national de l’architecture en 1978 est souvent plus connu, notamment pour ses ensembles en forme d’étoiles, qui laissent aussi une grande place à la végétation et aux promenades.

C’est à Ivry-sur-Seine qu’un dimanche matin quelques habitants des ensembles de Gailhoustet et Renaudie sont réunis autour d’un grand tamis, surnommé le « Tamisator ». Tout le monde s’affaire pour tamiser le compost que chacun va pouvoir utiliser comme engrais pour sa terrasse. « Ce serait bien qu’on récupère les vers ! », remarque une dame, les mains dans la terre. Depuis quelques mois, ils ont installé des bacs au milieu des bâtiments pour lancer un compost de quartier. À l’origine de cette initiative, Cécile Duvelle, habitante depuis trente ans du Liégat, un des ensembles construits par Renée Gailhoustet, où l’architecte a habité jusqu’à son décès en janvier.

S’inspirant des habitants de la Maladrerie, elle a fondé en 2022 « Jardins à tous les étages – Ivry ». La décision lui est venue après un combat mené par les habitants pour protéger les terrasses de l’ILN (immeuble à loyer normal) Casanova, construit par Renaudie, dans le cadre d’une réhabilitation sous l’égide de la Coop’Ivry Habitat qui gère les logements sociaux. L’ILN Casanova est depuis 2021 inscrit aux monuments historiques.

Une association pour protéger cette architecture

À cause de problèmes d’étanchéité, un projet visait à créer une zone stérile de 50 centimètres en périphérie des terrasses. « Une solution complètement idiote », commente Serge Renaudie, architecte et fils de Jean qui est mobilisé depuis longtemps pour la préservation du centre-ville et qui a proposé d’autres possibilités.

« Cette architecture n’est terminée que quand la végétation est suffisamment luxuriante pour qu’elle recouvre les façades. Or, elle ne peut pas les recouvrir si on a 50 centimètres de béton avant les garde-corps. Cela a soulevé la colère des habitants et le projet a été abandonné pour chercher un modèle de réfection plus respectueux de l’esprit des terrasses », raconte Cécile. Malgré ce succès, d’autres terrasses du centre-ville ont connu une « bétonisation ». 

Pour qu’elles soient bien entretenues et pour éviter les problèmes de fuites, Cécile Duvelle organise des initiatives pour sensibiliser les habitants et se rend même chez eux pour les aider à s’en occuper. « La terre n’a pas seulement un pouvoir isolant naturel, mais elle abrite une biodiversité immense. Puis la végétation n’a que des avantages en termes de fraîcheur, d’atténuation des risques d’inondations, qui sont importants en ville avec le changement climatique, de dépollution et même de plaisir », fait valoir Cécile Duvelle.

On a la chance d’avoir une architecture qui n’a pas été conçue pour le changement climatique, mais qui y répond parfaitement

« Mais il faut s’en occuper. On a la chance d’avoir une architecture qui n’a pas été conçue pour le changement climatique, parce qu’à l’époque ce n’était pas un sujet, mais qui y répond parfaitement. Ici, on réapprend aux urbains le cycle naturel de la vie, et pour moi, c’est extrêmement utile dans un milieu difficile, socialement pas favorisé. Les gens retrouvent le sens de la vie », sourit-elle.

Du côté d’Aubervilliers, Katherine Fiumani est du même avis. « Nous disons que la Maladrerie est un éco-quartier avant l’heure ! », affirme-t-elle en montrant fièrement une thermographie aérienne d’Aubervilliers, où la cité apparaît comme l’un des rares îlots de fraicheur en été. « On habite dans un parc. On est à 4 degrés de moins », assure l’architecte.

Aujourd’hui, la Maladrerie dispose du label « Patrimoine remarquable du XXe siècle ». Mais les habitants souhaitent monter d’un cran et travaillent depuis des mois pour qu’elle soit inscrite aux monuments historiques et être mieux protégée. Du côté d’Ivry, les locataires espèrent, eux, le classement de tout le centre-ville au titre de site patrimonial remarquable.

Bonne nouvelle : l’architecte Serge Renaudie travaille actuellement à la réhabilitation du Liégat. « Mon souci est de montrer qu’il y a des solutions qui ne sont pas destructives. Vous savez, j’ai l’habitude de dire que mon père a passé sa vie à s’occuper du centre-ville d’Ivry-sur-Seine, moi, j’ai passé la mienne à le défendre », confie-t-il.

Irène Fodaro

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