En 1969, Renée Gailhoustet est nommée architecte en chef de la rénovation du centre-ville d’Ivry. Pour cela, elle fait appel à l’architecte Jean Renaudie, avec qui elle a partagé quelques années de sa vie. Si leur architecture est souvent qualifiée de visionnaire pour ses formes atypiques et l’importance accordée à l’espace et à la végétation dans le logement social, elle a aussi fait l’objet de nombreuses critiques.

Alors que Jean Renaudie, décédé en 1981, a gagné le Grand Prix national de l’architecture en 1978, Renée Gailhoustet a, elle, dû fermer son agence dans les années 1990 par manque de travail.

C’est seulement en octobre 2022, qu’elle a obtenu le Grand Prix d’Honneur du ministère de la Culture, et, en mai 2022, le Prix d’architecture par la Royal Academy of Arts. Leur fille, Jeanne Gailhoustet, raconte leur rapport à l’architecture et pourquoi il faudrait valoriser ces réalisations. Interview.

Qu’est-ce qui distingue la vision du logement de Renée Gailhoustet et Jean Renaudie ?

Renée Gailhoustet et Jean Renaudie sont les seuls qui se sont dit que cela valait le coup de penser au logement social différemment que de la tour et de la barre. Il y avait une volonté d’avoir une qualité architecturale dans le logement social. Puis, c’étaient des gens de gauche, des humanistes. Pour eux, ce qui était important était la diversité sociale et le fait de considérer que, même dans le logement social, le monsieur du deuxième n’est pas le même que celui du troisième. Donc tous les logements sont différents, il y en a qui sont en duplex, qui sont plats, qui ont des grandes terrasses ou des petites terrasses. Les gens utilisent les choses selon leur vie et selon ce qui les intéresse.

Et il y a une réelle diversité. Là, vous êtes chez l’architecte, à côté, il y a une dame avec huit enfants, en dessous, vous avez une famille africaine. C’est très différent des logements en face qui sont tous pareils. Et puis Renée a toujours beaucoup cru à la diversité des usages dans un bâtiment. C’est-à-dire d’arriver à grouper les logements sociaux, les ateliers d’artistes, les espaces communs, les bibliothèques, les écoles, les commerces, etc.

Le modèle le plus important pour elle comme pour Renaudie était la notion de village et de communauté sociale diversifiée. Ils ont fait cette architecture parce que, quels que soient les gens qui y habitent, c’est important que les logements soient bien. Et les gens déménagent très peu dans ces logements, puisqu’ils y sont bien. Il faut bien vivre, il faut aimer son logement, il faut le choisir, il y avait un peu tout ça.

Quelle place avait l’architecture dans leurs vies ?

C’étaient des gens qui adoraient leur travail. Dès qu’ils finissaient un bâtiment, ils venaient l’habiter. En mai 1968, j’avais six ans, dès que la tour Raspail a été terminée, on est venu y habiter. Il n’y avait pas d’électricité ni d’ascenseur. Et en 1981, quand Renée a terminé cet immeuble, le Liégat, on a déménagé ici pour avoir un logement avec des terrasses.

L’architecture était très présente dans notre quotidien. Renée n’a jamais séparé sa vie professionnelle de sa vie privée. Renée travaillait beaucoup l’année et au mois de juillet, on partait en vacances dans un pays pour voir un type d’architecture. Sa vie tournait autour de son travail, comme tous les gens passionnés par ce qu’ils font.

Cette architecture a fait l’objet de critiques et Renée Gailhoustet a dû fermer son agence dans les années 1990. Comment elle l’a vécu ?

Dans les années 1980-1990, les gens connaissaient Renée Gailhoustet et Jean Renaudie, mais leur architecture était extrêmement critiquée à l’époque. Le nombre de fois où on a été confronté à des gens qui nous disaient : « On ne peut pas mettre de meubles dans ces logements » parce qu’il n’y avait pas de formes rectangulaires.

Quand j’étais petite, il y a eu les premiers logements avec les cuisines ouvertes et les gens me disaient : « Ah mais c’est horrible chez toi, ça doit puer ». Renée me conseillait de répondre : « Écoute, chez nous on cuisine bien donc ça sent bon ». Dès qu’il y a du changement, il y a des critiques. Mais je remarque que quand les gens viennent à l’intérieur des logements, ils disent toujours : « Oh je ne pensais pas que c’était aussi bien ».

L’intérêt qu’on lui porte maintenant est très touchant, mais ça aurait été bien que cela arrive un peu plus tôt

Puis dans les années 1980, il y a eu de moins en moins de villes communistes. Comme Renée n’avait construit que pour des villes communistes et qu’elle avait principalement fait des logements sociaux, personne ne voulait construire avec elle. Il n’y avait pas de volonté de la faire travailler, surtout parce qu’elle faisait une architecture qui coûtait cher, pas obligatoirement en construction, mais en travail intellectuel, en conception.

Petit à petit, elle n’a plus eu du tout de boulot et dans les années 1990 elle a dû arrêter de travailler. Elle a beaucoup regretté, ça a été très dur à vivre. L’intérêt qu’on lui porte maintenant est très touchant et c’est très bien pour la défense de cette architecture qui est un peu malmenée. Mais ça aurait été bien que cela arrive un peu plus tôt et qu’on la fasse travailler un peu plus.

On lit parfois que Jean Renaudie a occulté Renée Gailhoustet. Est-ce vrai ?

C’est totalement faux. Je le dirais si c’était vrai, parce que je suis une femme, mais vraiment ce n’est pas lui qui l’a éclipsée, c’est le monde de l’architecture, ce sont les commanditaires. Lui, dès qu’il pouvait valoriser Renée, il le faisait. Ils ont toujours décidé d’avoir chacun leur agence et mon père disait que Renée avait assez de talent pour gérer ses propres bâtiments.

Renée a toujours dit qu’il n’y a pas de problème à être une femme dans ce métier du moment où on n’accepte pas qu’il y ait un problème. Je pense qu’elle avait une autorité et une façon de travailler très rigoureuse qui faisaient qu’on n’allait pas lui casser les pieds.

Aujourd’hui, ces ensembles sont peu entretenus, voire menacés, faudrait-il les valoriser davantage ?

Les villes ont toujours peur de valoriser cette architecture, comme si ce n’était pas bien et qu’il vaut mieux valoriser la médiocrité. Dans tous les cas, l’attention portée à cette architecture n’est pas à la hauteur de ce qu’elle mérite. Les villes pourraient être fières d’avoir ces logements, de se dire par exemple que tous les gens qui y ont été confinés l’ont vécu beaucoup moins mal que ceux qui l’ont été dans des immeubles et des petits appartements.

Et puis ce n’est pas du tout reproduit. Alors bien sûr, on donne des prix à Renée, on la met dans toute la presse, mais pourquoi on ne continue pas à construire des immeubles comme ça ? Quand je vois tous les documentaires qu’il y a sur le fait de planter les toits de Paris, je me dis que c’est bien, mais continuons à construire des logements avec des terrasses, avec de la vraie terre. C’est une architecture modeste qui n’est pas là pour se la ramener. Elle est faite pour être habitée, pour les gens.

Propos recueillis par Irène Fodaro

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