« Sarah, aujourd’hui, tu couvres la manif contre la précarité étudiante. » Aïe. Voilà comment commence mon mardi 12 novembre, alors que je suis embauchée à la journée pour une radio locale de l’Hérault (Occitanie). Fort heureusement, le sujet est abordé par mon média. J’avoue pourtant que j’aurais volontiers esquivé la tâche du traitement de cette actualité.

Non pas que je ne maîtrise pas le sujet – au contraire, je l’ai suivi de près. Vendredi, Anas K. étudiant stéphanois de 22 ans, a tenté de se suicider en s’immolant par le feu devant le Crous de Lyon, où il poursuivait ses études. Il se débat en ce moment même entre la vie et la mort, brûlé à 90%. Cet étudiant désespéré, je l’imagine nettement, le compte bancaire à sec, l’estomac tout aussi creux.

C’est d’ailleurs tout le problème. La raison de ma réticence. Trois ans avant d’écrire ces lignes, alors étudiante, je traversais moi-même une grande précarité. Cette affaire terrible me remémore les pires années de ma vie universitaire – de ma vie tout court, à vrai dire. J’ai peur de trop m’identifier. Que trop de souvenirs m’assaillent, comme une mauvaise madeleine de Proust. Je rassemble toute l’objectivité journalistique possible, avant de me lancer dans ce reportage.

A l’instar d’autres villes universitaires françaises, une manifestation étudiante s’est tenue devant le Crous de Montpellier. Malgré la mi-novembre, le rassemblement est baigné de soleil : le ciel impeccablement bleu tranche avec le rouge des drapeaux des syndicats étudiants. Il est 14 heures quand l’une de leurs représentantes prend la parole. Armée d’un mégaphone, la jeune femme rend hommage à Anas K. Dans un message laissé sur Facebook avant sa tentative de suicide, l’étudiant a tenté d’expliquer son geste. Un message que le mégaphone s’affaire à scander. « 450 euros par mois, est-ce suffisant pour vivre ? » Autour de moi, les têtes se meuvent en « non » désapprobateur. Je me suspends à dessiner le même geste. Le mégaphone continue sa tribune.

Des études de journalisme et deux petits boulots

« Anas n’était pas en dépression. Il était souriant, impliqué dans la vie universitaire. Rien ne laissait présager qu’il s’aspergerait d’essence, et tenterait de mettre fin à ses jours. Peut-être, vous même, traversez-vous une grande précarité sans que personne ne s’en rendre compte. » Micro en main, je balaie l’assemblée du regard. Jean-Baptiste, étudiant non-boursier à Paul-Valéry, travaille 40 heures par semaine au kebab pour s’offrir à manger. Quant à son amie Julia, elle avoue rationner ses repas. « A partir du 20 du mois, je ne mange qu’une fois par jour. » Ces mots résonneront dans ma tête jusqu’au journal du soir.

Rationner ses repas, voilà un concept qui me parle. C’est ce que j’ai fait durant la majeure partie de ma L3, alors que j’oscillais entre l’Académie ESJ et l’Université Lille 3. Ma bourse au mérite venait de m’être retirée.

C’était l’année des concours de journalisme, très sélectifs – mais aussi l’année de mon diplôme. En plus des 30 heures hebdomadaires de cours, je cumulais trois jobs étudiants. Le matin, à 5h30, je m’emmitouflais pour me rendre à la gare Lille Flandres : si vous aviez pour habitude d’y prendre le journal gratuit durant l’hiver 2016, nous nous sommes surement déjà croisé. Après les cours et une courte sieste, je me rendais au Zénith de Lille. Hôtesse intérimaire, les spectacles et concerts m’aidaient à oublier mes ampoules crevées sous mes talons bon marché. Pas de repos non plus les weekends : je les passais en caisse d’un magasin de bricolage. Malgré ces efforts, ma carte bancaire est restée bloquée 4 mois. Chaque jour sans courses, je versais une tasse de semoule à faire bouillir dans l’eau.

Cette époque est révolue pour moi; j’ai eu la chance de croiser les bonnes personnes, qui ont su comprendre mon absence de mots, et la détresse derrière ma honte. Je reste pourtant confrontée dans ma pratique professionnelle à des histoires bien plus alarmantes, qui ne reçoivent que trop peu d’écho. En mai 2017, sur mon campus de Villeneuve-d’Ascq, un étudiant de 27 ans était retrouvé sans vie dans sa chambre universitaire, vraisemblablement mort de faim. Il y a peu de temps, à Nîmes, les cadavres d’une mère et sa fille démontraient un état de malnutrition, sur fond de grande misère sociale. A Strasbourg, j’ai observé les étudiants quitter leurs résidences la boule au ventre chaque jour, forcés de frauder le tramway faute de moyens. Au printemps dernier, je signais une enquête sur des logements universitaires rennais, où de jeunes filles étaient régulièrement filmées à leur insu sous la douche, dans des sanitaires mixtes et vétustes. Elles n’avaient pas les moyens de déménager dans une résidence sécurisée.

Jean-Baptiste. Julia. Moi. Et tant d’autres.

La précarité étudiante est une réalité violente et silencieuse. Celles et ceux qui ont la chance de la surmonter en restent passablement affectés, dans leurs habitudes nutritionnelles, leur santé physique et psychique. La légèreté de la « galère de la fac » est un mythe qu’il faut à tout prix déconstruire. Pour commencer, tendons l’oreille.

Nos amphis somnolent. Nos amphis gargouillent.

Sarah NEDJAR

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