Article initialement publié le 8 novembre 2021

Il est 13 heures, le Peugeot Bipper Tepee se met en route à partir du quartier Bizet aux Mureaux (Yvelines). Ce jour-là, c’est Hafida, en contrat aidé au sein de l’association Tendre La Main 78, qui s’occupera de la navette jusqu’à la maison d’arrêt de Bois d’Arcy à 25 kilomètres de là. L’itinéraire prévu affiche presque deux heures en transports en commun rien que pour l’aller.

Hafida accompagne Fatima*, la soixantaine, qui veut tenter d’obtenir un parloir et Aminata, toute vêtue de vert, que l’on récupère en chemin et qui a, elle, rendez-vous avec son fils. Dans l’enceinte du véhicule, on échange d’abord sur les différents quartiers des Mureaux, on discute des associations sur le terrain et de la solidarité qui se crée.

On les conduit, mais surtout, on les écoute

Puis l’ambiance se fait plus lourde. Aminata laisse couler des larmes, comme retenues depuis longtemps : « La fille est partie, le garçon est en prison. J’ai beaucoup de fatigue, vous comprenez ». Hafida lui tend une boîte de mouchoirs. Le taxi parloir est aussi une voiture éponge. « On les conduit, mais surtout, on les écoute et on essaye d’être un soutien moral », résume Hafida qui, en deux ans, a déjà accompagné une dizaine de mamans dans les prisons du département.

Le Peugeot Bipper Tepee blanc fait office de taxi-parloirs depuis 2014.

Première et seule association centrée autour de l’accompagnement parloir, TLM78 a été créée en 2014 par Oumar Ba et une quinzaine de jeunes du quartier Bizet, aux Mureaux. À cette époque, la commune enregistre un fort taux d’incarcération, lié à plusieurs affaires et notamment celle du meurtre de Mohamed Laidouni sur l’autoroute A13, en juin 2010. « Au début, on faisait ça avec nos véhicules personnels, en tant que voisins, amis, puis on a décidé de se structurer », retrace le trentenaire.

On les croirait poussées par une force surnaturelle

Financée par la Préfecture des Yvelines et la Fondation RATP, l’association qui compte quatre services civiques et une vingtaine de bénévoles, dessert les maisons d’arrêt de Bois d’Arcy, de Fleury-Mérogis ou encore le Centre de détention de Val-de-Reuil. « Quand on voit toutes ces mamans qui sont pour la plupart mères au foyer, qui n’ont jamais travaillé, prendre des trains, des bus et marcher des kilomètres pour voir leurs enfants, on les croirait poussées par une force surnaturelle », lâche Oumar Ba, qui peine à convaincre les politiques et la société de transports publics Kéolis d’améliorer l’accessibilité des établissements pénitentiaires. Selon une étude Uframa, réalisée en 2017, 45% des personnes interrogées* habitent à plus de 50 kilomètres de la prison où se trouve leur proche et 20% déclarent avoir besoin de plus de deux heures pour se rendre au parloir.

Une seconde antenne de l’association est en train d’être créée à Chanteloup-les-Vignes.

Assise sur le siège arrière, Fatima, foulard gris et lunettes aux verres fumés, raconte que son fils, à elle, est incarcéré à Bois d’Arcy depuis mai dernier. Qu’il a pris un an. Depuis ce jour, cette mère de famille à la retraite dit avoir “perdu la tête”. « J’ai mis du temps pour faire les démarches, je n’étais pas bien du tout, je ne savais pas vers qui me tourner ». La première fois qu’elle tente de faire le trajet pour lui apporter du linge propre, elle se trompe de prison et atterrit à Osny : « Quand je suis arrivée, les surveillants m’ont dit que mon fils n’était pas là ». Elle ajoute : « Heureusement là-bas, le bus, il entre jusque dans la prison ».

Si je prends plus de 5 kilos, je ne peux plus avancer

Fatima habite aux Mureaux depuis 40 ans. Elle fait les trajets seule, ses enfants et son mari refusant de l’accompagner. Pour se rendre à Bois d’Arcy, il lui faut près de deux heures. « Je prends le bus 100 jusqu’à la gare de Saint-Quentin. Là c’est trop dur, il y a beaucoup d’escaliers et comme j’ai des problèmes d’articulation, c’est compliqué ». Il lui faut ensuite prendre le bus 50 jusqu’à l’arrêt Mairie de Bois d’Arcy et parcourir les 550 derniers mètres pour atteindre la prison. « Des fois, je me perds alors je demande aux gens ».

La ville des Mureaux compte 32 949 habitants dont près d’un quart vit sous le seuil de pauvreté.

Fatima fait l’aller-retour, chaque semaine, juste pour amener du linge à son fils, par l’intermédiaire du service dédié. « Je fais attention, si je prends plus de 5 kilos, je ne peux plus avancer. Des fois, je lui achète des habits aussi, mais ça coûte cher, je lui dis : tu es en prison, on s’en fout des marques ! ». Chaque mois, la retraitée envoie 200 euros à son enfant, soit un tiers de sa pension. « Je lui dis de se débrouiller avec ça, de ne pas acheter des choses chères. Il travaille aussi en prison, mais le mois dernier, il n’a pas gagné plus que 200 euros alors qu’il a travaillé tout le mois ».

Pour être à Bois d’Arcy à 8 heures, Fatima part de chez elle à 5h45, « parce que sinon ils me disent que c’est trop tard et mon fils n’a pas d’affaires propres ». Fatima ne se plaint pas des trajets, surmonte les aller-retours comme on gravit des montagnes. Mais c’est la lourdeur des démarches administratives à effectuer et la dématérialisation des services, qui l’a poussée à se tourner vers TLM78. « Ils me disent de prendre rendez-vous par mail, mais je ne sais pas faire », déplore la retraitée.

Un an avant d’obtenir son premier parloir

Sur le siège passager, Aminata a l’œil rivé sur l’heure d’arrivée indiquée par le GPS. Comme pour abonder contre la rigidité de l’administration pénitentiaire, elle raconte que son fils est incarcéré à Bois d’Arcy depuis le 12 septembre 2020. Qu’il a pris 18 mois pour avoir lancé des fumigènes en direction des forces de l’ordre. Et qu’elle a mis un an avant d’obtenir son premier parloir. La première fois, sa fille l’a emmenée, la deuxième fois, elle l’a raté, n’ayant pas respecté les trente minutes d’avance qu’exige la procédure.

La prison de Bois d’Arcy compte 503 places pour 765 personnes entre les murs. 

Il est 13h40, Hafida gare le véhicule devant la Maison d’arrêt : « On a eu de la chance, il n’y a pas eu de circulation, on est en avance ». Le parloir d’Aminata est dans près d’une heure. Il durera 30 minutes, pas une de plus. Le long du grillage vert qui mène à la prison, Aminata et Fatima pestent ensemble contre les téléphones que leurs enfants cachent et qui risquent d’allonger leurs peines. « Je lui écris des lettres mais il me dit qu’il n’a pas le courage de me répondre », se désole Aminata.

 

Une fois le permis de visite accordé à la famille, les associations ne peuvent plus s’occuper du linge des détenus.

Dans la salle d’attente métallique, une salle de jeux pour enfants vide, des lignées de sièges en acier et des rangées de casiers colorés. Aminata remplit la fiche de dépôt des affaires, indique trois pulls et des baskets noires puis s’insère à toute vitesse dans la file d’attente, un sac de course Lidl marqué du numéro d’écrou de son fils à la main.

Des bornes automatiques sont installées en salle d’attente pour la prise de rendez-vous parloirs.

Fatima la regarde accéder à l’intérieur de la prison, les yeux embués derrière ses lunettes aux verres fumés. Venue pour tenter d’obtenir une date de parloir « en personne », elle se heurte à un mur : « On ne peut pas prendre de rendez-vous ici, il faut le faire par téléphone ou par mail, madame », lui répond l’agent pénitentiaire, derrière les barreaux vert foncé. Fatima ne tente même pas de préciser qu’elle a déjà essayé d’appeler des dizaines de fois, qu’elle n’a pas d’adresse mail, et que cela fait maintenant six mois qu’elle n’a pas vu son fils.

C’est comme si j’étais punie avec mon fils

« Ça fait très mal d’être là sans pouvoir le voir, de l’imaginer derrière ces grands murs, mais je n’ai pas le choix. Faut accepter et essayer de ne pas s’énerver, c’est eux qui ont le pouvoir de toute façon. » Hafida acquiesce, prend par le bras la mère désemparée et lui propose d’aller manger un morceau, le temps qu’Aminata finisse son parloir :  « Quand on fait une connerie, on paye sa dette à la société, mais c’est pas aux familles d’en pâtir ! », peste la salariée qui la rassure et lui promet d’appeler pour elle, le lendemain matin. « C’est comme si j’étais punie avec mon fils, comme s’ils nous avaient tous mis à l’intérieur », lâche Fatima en guise de réponse.

 

En France, un demi-million de personnes ont un proche incarcéré.

15h10. Amintata vient de sortir du parloir : « Ça va mieux maintenant que j’ai vu mon fils. Il travaille, il grossit, tout va bien ! ». Mais la joie laisse vite place à l’empathie pour Fatima. Sur le chemin du retour, le long du grillage, les deux femmes entament une discussion avec une femme qu’elles croisent souvent en salle d’attente. Elle s’appelle Touima et repart à Mantes-la-Jolie, seule, chargée et sans parler bien le français. Sans se préoccuper du détour, Hafida propose de la raccompagner jusqu’à chez elle au Val Fourré.

Pour nous, les mères, c’est viscéral.

Dans le taxi-parloir devenu déversoir des confidences, Touima raconte en arabe qu’elle vient ici trois fois par semaine depuis trois ans, que son fils est en détention provisoire depuis octobre 2018, suspecté du meurtre de sa compagne. Pour préparer la défense, toute la famille s’est déjà cotisée pour payer les 12 500 euros de frais d’avocat. « Nos vies ont basculé en quelques secondes. Mais je continuerai à aller le voir jusqu’à la fin. C’est normal, je suis sa mère », lâche Touima.

Fatima renchérit : « Les hommes ne veulent pas se casser la tête, et puis, ils ne les ont pas portés. Pour nous, les mères, c’est viscéral. Quoi qu’ils aient fait, on ne les abandonnera jamais ». Peu leur importe qu’il faille se lever à l’aube, avaler des kilomètres en bus ou à pied, transporter des sacs de linge, patienter des heures en salle d’attente, se battre contre les procédures imposées par l’administration. Peu importe pour Fatima, qu’elle ait passé son après-midi dans le taxi, sans même avoir pu voir son fils. Elle sait, au fond, que l’amour maternel triomphera.

Margaux Dzuilka

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