Les cendres de Vaval, le roi fictif du Carnaval, retombent, les festivités prennent fin en ce mois de février. Au-delà de la fête, le carnaval constitue un espace d’expression indéniable aux Antilles. Un lieu de revendications, de visibilisation de messages, mais aussi un lieu de communion et de réunion.

En d’autres termes, les festivités du carnaval constituent une fonction sociale primordiale. Les groupes évoluent avec leur temps et les médias sociaux les suivent. Les Antillais vivant en métropoles développent des stratégies pour suivre, recréer, repenser le Carnaval, à plus de 6 000 kilomètres de distance.

Des messages politiques et sociaux essentiels

« Chaque année, il y a des thèmes différents, qui peuvent soit dénoncer des situations spécifiques, comme les problèmes d’eau, le chlordécone, ou encore servir à sensibiliser aux violences », relate Joanna, 28 ans, cheffe de projet à Lyon. « C’est aussi une façon de se rappeler l’histoire et de perpétuer nos traditions ancestrales. »

Le Carnaval a été importé par les colons catholiques, mais leurs anciens esclaves noirs se le sont largement approprié

Ainsi, le Carnaval est autant un moment d’expression aujourd’hui, qu’il a été depuis des siècles, comme l’expose Lionel Arnaud, professeur en sociologie à l’université Toulouse 3 et Science Po Toulouse. Ce dernier a travaillé spécifiquement sur le sujet. « Le Carnaval a été importé par les colons catholiques, mais leurs anciens esclaves noirs se le sont largement approprié après les abolitions de l’esclavage. Ils ont ainsi commencé à faire la fête en imitant leurs maîtres, tout en intégrant leurs croyances, leurs esthétiques et leurs propres instruments de musique », éclaire Lionel Arnaud.

Différents groupes, différents messages

Dans cet espace, différents groupes se rencontrent. On peut citer trois grands types de groupes aux esthétiques distinctes. Les Ti Mass (ils portent des masques et l’on peut les rencontrer sur les routes, les ronds-points, etc). Les groupes à po (ils défilent avec des tambours en peau d’animaux). Et les groupes à caisse claire (ils défilent avec caisses claires et cuivres).

« Dans les années 1970, le carnaval est devenu un terrain d’expression privilégié des processus de “ré-africanisation” des sociétés caribéennes dans le sillage de l’idéologie du Black Power, et plus encore ici de la Négritude », renseigne Lionel Arnaud.

Le carnaval est devenu une chambre d’écho extraordinaire pour certaines revendications

« Cela a influencé certains groupes guadeloupéens et martiniquais qui, à cette époque et dans un contexte de montée des revendications nationalistes, ont investi le carnaval avec des tambours à peau d’animal et des sons puisés dans les traditions locales. À partir de cette époque, le carnaval est devenu une chambre d’écho extraordinaire pour certaines revendications culturelles et politiques », poursuit le sociologue.

Célébration de l’identité culturelle

En plus de l’aspect politique, le carnaval charrie aussi des messages relatifs à la célébration, aux traditions, à la communion. « En plus des messages politiques, il y a aussi le message de la fête, d’être ensemble, et de célébrer. C’est quelque chose d’essentiel pour nous », détaille Joanna.

Coincée en métropole par le travail, Joanna suit le carnaval depuis la métropole sur les réseaux sociaux. « Grâce à Karata et Canal 10, j’arrive à suivre le carnaval de loin. Ils font des efforts pour nous faire vivre la fête même à distance. » 

La jeune femme suit régulièrement les groupes à po qu’elle affectionne particulièrement. « J’invite aussi des amis et on suit ça ensemble chez moi, je fais des beignets, on se déguise un peu. On essaie de recréer l’ambiance de là-bas, ici. »

Jessica, cheffe comptable de profession, suit, elle aussi, le Carnaval sur les réseaux et sur « canal 10, télé an nou (ndlr : notre télé en créole) ». Une forme de palliatif qui n’atténue la tristesse d’être loin de ces festivités. « Chaque année, je suis en PLS, c’est le moment le plus compliqué pour moi à distance. »

Le carnaval ne peut se réduire à une seule interprétation, il est par définition multiple, incontrôlable

Un moment de communion et de joie important donc. « Le carnaval est d’abord et avant tout une fête et un espace libre. À ce titre, chacun s’y rend pour exprimer ses propres goûts et ses propres humeurs, se costumer, danser, chanter, draguer, manger, boire, ou tout simplement regarder et profiter de l’ambiance ! Ce qui est sûr, c’est que le carnaval ne peut se réduire à une seule interprétation. Il est par définition multiple, incontrôlable et, en un sens, illisible. C’est ce qui fait sa force, et sans doute sa politique ! », souligne Lionel Arnaud.

Une portée politique tout de même limitée

Mais le chercheur nuance la portée des différents messages exprimés. « Certes, on pourrait dire que le carnaval comporte de facto une dimension subversive puisqu’il autorise toutes sortes de débordements. Mais c’est négliger le fait que le carnaval agit aussi comme une soupape de sécurité, qui permet l’expression des revendications et des mœurs réprimées le reste de l’année, comme pour mieux les maintenir en place. » 

Pour le sociologue, le carnaval « apparaît aujourd’hui particulièrement en phase avec l’avènement de la “société du spectacle”, où l’image et la capacité à capter l’attention et la sympathie des publics aux quatre coins du monde est devenue essentielle. »

« Aujourd’hui, les carnavals du monde entier, celui de Rio, mais aussi de Trinidad, de Londres, de la Nouvelle-Orléans, sans parler de ceux de Venise, de Nice ou de Cologne, sont mis au service du tourisme et de l’attractivité des villes globales, observe Lionel Arnaud. Tout compte fait, le carnaval est fondamentalement ambivalent, ne serait-ce que parce la liberté qu’il autorise est strictement encadrée dans le temps. »

Ambre Couvin

Photo ©CarollinePaux

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