En descendant du bus 122 à l’arrêt Charles-Delescluze de Bagnolet, il suffit de marcher deux minutes pour se retrouver face à un paysage aussi affligeant que surréaliste. A quelques mètres des tours HLM de la cité de la Noue, un terrain vague sert de décharge sauvage à des tonnes de détritus. A côté de l’arrêt de bus se trouvent deux femmes en pleine discussion. Cherchant le chemin de la décharge (oui, ça prend 2 minutes d’y aller mais il faut savoir où aller), on profite d’un blanc dans leur conversation pour le leur demander. « Vous êtes journaliste ? », demande immédiatement Françoise avec un grand sourire. On comprend de suite que cette citadine de 58 ans est ravie de pouvoir parler de cette décharge avec quelqu’un qui souhaite l’écouter. Epaulée par sa voisine Huguette, 80 ans, elle affirme que cette décharge a vu le jour il y a plus de dix ans.

Voyant que l’ampleur du problème nous laisse sans voix, elle nous rassure à sa façon : « Et avant c’était pire ! On ne voyait presque pas le ciel ! » Cette précarité est presque ineffable, pourtant rien n’a changé depuis plus d’une décennie – et ce n’est pas faute d’avoir essayé. En effet, les riverain.e.s n’ont pas été les seul.e.s à dénoncer la situation : alors qu’un énième départ de feu avait sollicité l’intervention de la police et des pompiers, ces derniers ont expliqué à Huguette qu’ils avaient fait des rapports à la mairie, en vain.

L’origine de ces départs de feu est d’ailleurs intéressante car c’est la toxicité des sols qui la déclenche, le « cœur du feu », comme le dit poétiquement Huguette, se situe en vérité à 10 ou 15 mètres de profondeur sous le sol. « Cette décharge, c’est un peu comme un magma », plaisante Françoise. Cette comparaison imagée illustre à la fois l’origine des départs de feu et la catastrophe écologique, sanitaire et sociale qu’est cette décharge aux yeux des habitants de la cité.

Un mal symptomatique d’un problème plus préoccupant

« C’est un quartier où il n’y a rien » : Françoise ne mâche pas ses mots et elle a ses raisons. Avec Huguette, elles s’accordent à dire que cette cité située à la frontière entre Bagnolet et Montreuil est laissée à l’abandon. Entre les bus qui ne circulent plus et les galeries marchandes délabrées, les habitants ne savent plus à quel saint se vouer. La décharge à ciel ouvert n’est qu’un problème parmi tant d’autres, dont il faut évidemment s’occuper, mais qui n’est qu’un symptôme : ce quartier s’apparente à un patient très malade que personne ne voudrait soigner.

Pourtant, ce mal-être, les habitants l’ont vocalisé à maintes reprises. Il y a régulièrement des réunions de quartiers – auxquelles Françoise et Huguette avaient l’habitude de participer – mais elles n’ont aucune répercussion positive. Les habitants ont l’impression que personne ne les écoute jamais, alors, comme les deux riveraines, bon nombre de Bagnoletais ne veulent plus faire d’efforts.

Selon Françoise, cette situation met en difficulté les plus jeunes avant tout. « Il faudrait des éducateurs, mais on les voit où ? On ne les voit pas » nous dit-elle d’une voix affligée. Alors, comme elle nous l’explique en indiquant l’entrée de la décharge, les jeunes squattent et « font les kékés ». Il nous suffit d’un regard entendu pour comprendre qu’elle évoque de manière euphémique les trafics de drogue qui ont lieu sur le terrain.

Vous savez je la vois comment moi ? En palace

Françoise n’a pas menti. A l’entrée de la décharge se trouvent une poignée de jeunes assis qui remarquent très rapidement que nous nous dirigeons vers eux. Lorsqu’on les aborde, ils se montrent d’abord assez méfiants. A l’arrivée d’un client, des regards gênés s’échangent : doivent-ils faire leurs transactions devant nous ou pas ? Comprenant que nous ne sommes là ni pour faire affaire, ni pour les réprimander, ils finissent par se détendre. « Oh, on est posés au calme avec une petite journaliste là ! », annonce même l’un d’entre eux à ses amis faisant leur entrée. L’atmosphère désormais détendue, on évoque alors l’état actuel de la décharge. L’habitude les a rendus insensibles à la situation, en apparence du moins : « Mais ça fait des années que c’est comme ça ! ». Parfois, ils en parlent même avec humour : « Nous, on traîne ici et ils en font une déchetterie ?! Il faut nous payer ! »

En vérité, ce qui les intéresse, c’est l’avenir de cette décharge : « Mais votre article il va servir à quoi ? », s’informe un des dealeurs. Notre réponse à peine formulée, il nous dit d’emblée qu’il aimerait voir un terrain de cross ou un centre commercial (Françoise et Huguette aussi, d’ailleurs). Ses amis, eux, veulent un parc et des jeux pour les petits de la cité. Leur client, qui a profité d’un retard de commande pour participer à la conversation, souhaiterait qu’on se débarrasse des ordures, mais qu’on laisse le terrain vierge : « Il faut aérer la ville, elle est déjà trop remplie, en tout cas je ne veux certainement pas d’un centre commercial, surtout pas ! » On allait presque oublier le plus ambitieux qui, lui, veut un palace (avec piscine, évidemment). En riant, les autres rétorquent : « Mais t’es fou toi, tu vas demander ça à la mairie de Bagnolet ?! »

Avec humour et plaisanteries, les propos de ces jeunes hommes – et l’empressement avec lequel ils ont partagé leurs idées – traduisent l’aspiration à une vie meilleure et l’envie d’avoir un lieu fait pour eux. Visiblement, on ne leur demande pas souvent de quoi ils ont envie – ou besoin.

Un secret mal gardé, un tabou non assumé

Malheureusement pour nos jeunes dealeurs, si la mairie de la ville n’a déjà pas réussi à déblayer le fameux terrain vague en dix ans, on ne peut pas leur garantir la construction prochaine de parcs, de jeux – et encore moins de palaces. Cependant, fin août, la municipalité a quand même déclaré prendre le taureau par les cornes : un appel d’offres de 100 000 euros a été lancé afin de nettoyer le terrain. Dans le communiqué publié par le maire Tony Di Martino (PS), une concertation citoyenne a aussi été mentionnée.

Enfin, la mairie a reconnu que des camions-bennes de la ville déchargeaient leurs poubelles dans cette décharge sauvage en toute illégalité et a assumé sa responsabilité dans la perte de contrôle de la gestion de cette dernière. On aurait presque envie de dire que ces mesures sont tout à l’honneur de la municipalité. Seulement, ce serait omettre quelques points.

Etant de bonne foi, le BB s’est rendu à la mairie de Bagnolet pour obtenir des précisions sur ce programme : quel a été l’élément déclencheur de cette prise de conscience (on soupçonne les réseaux sociaux et un article du Parisien il y a dix jours) ? Quelle forme va adopter la concertation avec les habitants dont parle le communiqué ? L’appel d’offres a-t-il été fructueux jusqu’à présent ? On a rapidement compris que le sujet était tabou : l’hôtesse à laquelle nous nous sommes présentés a grimacé à la seule entente du mot « décharge à ciel ouvert ». Elle nous a tout de même donné le contact de Chloé Filot, directrice du cabinet du maire, qui, confirmant nos suppositions, a refusé de nous répondre. Elle soutient que les réponses ont déjà été données (et plusieurs fois, qui plus est). On doit avouer qu’on ne les a pas trouvées (et pourtant, on a cherché hein) et que le ton employé dans sa réponse ne nous aide pas vraiment à la croire sur parole.

Contentons-nous de dire que ce silence en dit long sur la façon dont la mairie de Bagnolet gère ce moment de crise, moment qui révèle au grand jour le sentiment d’abandon et d’exclusion d’une partie des Bagnoletais. Visiblement, la mairie se retrouve quelque peu dépassée par un phénomène dont l’ampleur n’est pas des moindres, et le fait de devoir gérer ce problème à la vue de tous ne lui est pas agréable. Restons cependant optimistes : si elle met autant de bonne volonté à s’occuper du problème qu’elle en a mis à l’ignorer, les choses ne devraient pas trop tarder à évoluer.

Sylsphée BERTILI

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