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« 375 euros pour un déchet ? Pour un déchet par terre, je vais payer 375 euros », répète Abdel*, dépité. En octobre 2024, Abdel se rend compte qu’il a une saisie administrative à tiers détenteur sur son compte bancaire, 500 euros lui sont alors prélevés.

Par la suite, il apprend qu’il est endetté à hauteur de 1 845 euros auprès de l’État pour des amendes forfaitaires qu’il n’a pas payé à temps. Au total, il aura reçu sept amendes en l’espace de deux semaines en juillet 2023. Un véritable cauchemar pour ce jeune âgé de 18 ans.

Des amendes forfaitaires systémiques

Abdel est loin d’être le seul dans cette situation. Théophile Barbu, écrivain public et membre du collectif Place aux Jeunes formé en 2016, a accompagné plusieurs jeunes dans le même cas. « Des jeunes arrivaient avec des paquets d’enveloppes. Certains avaient beaucoup d’amendes, couramment de 3 000 à 12 000 euros. Disons que 12 000 euros, c’est exceptionnel, mais les 3 000 euros, c’était assez courant », témoigne-t-il.  

« En 2018-2019, il y a eu des situations effrayantes. Dans une famille, on avait un enfant qui avait 1 800 euros d’amendes et l’autre 1 200 euros. Globalement, dans le foyer, il n’y avait pas loin de 3 000 euros de dettes d’amendes », relate-t-il.

Face à ces verbalisations massives, la Ligue des Droits de l’Homme, également membre du collectif Place aux Jeunes, découvre alors « un problème passé sous les radars », selon les mots de Nathalie Tehio, avocate et présidente de la LDH.

Sept ans plus tard, ce problème de verbalisation est toujours d’actualité. Remonté, Abdel montre deux amendes reçues le même jour, une à 14 heures, l’autre à 16 heures par deux agents différents pour « bruit ou tapage injurieux troublant la tranquillité d’autrui ». Il raconte également avoir reçu 3 amendes en même temps un soir de juillet dans sa ville se situant à la périphérie de Paris.

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Ces dernières regroupent trois infractions : « dépôt ou abandon d’ordures, de déchets, de matériaux ou d’objet hors des emplacements autorisés » ; « bruit ou tapage injurieux troublant la tranquillité d’autrui » ; « déversement de liquide insalubre hors des emplacements autorisé ». 

Quand j’ai saisi le défenseur des droits, c’était pour montrer qu’il y avait un caractère systémique

C’est ce que nomme Nathalie Tehio « les trois infractions reines ». Des amendes que la LDH retrouve « systématiquement » dans ce type de dossier. En mars 2022, la LDH saisit le Défenseur des droits pour dénoncer les verbalisations ciblées sur certains jeunes de quartiers populaires.

« Quand j’ai saisi le défenseur des droits, c’était pour montrer qu’il y avait un caractère systémique au problème de ces amendes. J’ai fait la saisine pour 300 verbalisations concernant un certain nombre de jeunes des îlots du dixième, du douzième, du treizième et du quinzième arrondissements. »

En mai 2023 déjà, la Défenseure des droits avait réclamé l’abolition des amendes forfaitaires et un retour au juge. Plus récemment, en avril 2025, un rapport soutenu par le Défenseur des droits et réalisé par les sociologues Aline Daillère et Magda Boutros, documente des pratiques policières discriminatoires ciblant les jeunes hommes racisés de quartiers populaires (lire notre article).

Des arrondissements en voie de gentrification où nouveaux et anciens habitant.e.s cohabitent. « La pression exercée par la police sur les jeunes et sur les familles par le moyen des amendes suscite peu à peu le départ de ces familles en périphérie de Paris, parachevant la gentrification de ces îlots autrefois essentiellement populaires », estime Théophile Barbu.

Une contestation compliquée

Ces verbalisations successives ont des effets désastreux. « Ça fragilise des foyers qui sont déjà en situation de précarité financière considérable », atteste Théophile Barbu. À 18 ans, Abdel se retrouve à devoir payer 1 845 euros. « Je suis en alternance, je suis payé 500 euros par mois. Franchement, ça va être compliqué », souffle le jeune homme. « Je ne comprends pas le but de mettre ça à des jeunes qui ne gagnent pas beaucoup d’argent. »

Selon l’écrivain public, ces amendes ont un réel impact sur la bonne intégration de ces jeunes. Parfois, des jeunes refusent de payer et décident de ne plus avoir de compte bancaire pour contourner la dette.

Face à ces amendes, la voie administrative s’avère dissuasive pour les jeunes qui souhaiteraient les contester. « Le parcours de contestation, c’est la grande difficulté. On ne peut apporter la preuve contraire que par témoin ou par écrit », indique Nathalie Tehio.

Des recours juridiques fastidieux

Dès 2018, le collectif Place aux jeunes a pourtant amorcé des démarches pour plusieurs jeunes. « La voie juridique de contestation échoue », constate Théophile Barbu. « Il y a un manque de preuves. Parce qu’en réalité, la parole de l’officier de la police fait foi par rapport à la parole des jeunes. » Il reste alors l’option de la trésorerie des finances, « la demande de remise gracieuse et d’étalement de dette fonctionnaient, mais le jeune finit par devoir payer », témoigne-t-il.

En 2024, Abdel était seul face à cette situation. Il n’a pas pu immédiatement payer ces amendes et ces dernières ont été majorées. Une fois passé le délai de contestation de 45 jours pour l’avis initial et trente jours pour l’amende majorée, les jeunes se retrouvent dans l’obligation de payer des sommes élevées.

Qu’est-ce que je peux faire quoi contre l’État ? 

Une amende de dépôt déchet passe ainsi de 135 euros à 375 euros. « Je ne savais pas comment j’allais faire au début. Je n’étais vraiment pas bien. Après, j’ai appris qu’on devait me laisser un minimum sur mon compte bancaire alors chaque mois, je déplace une partie de mon argent et on me saisit 50 euros. Mais bon, c’est quand même 50 euros par mois et ça va être très long pour tout payer. »

« De toute façon, qu’est-ce que je peux faire quoi contre l’État ? C’est pour ça que je n’ai même pas essayé de les appeler », confie-t-il, résigné. Cette situation, il la vit comme une injustice. « Franchement, ils vont directement dans mon compte pour retirer mon argent alors que j’ai travaillé pour. Là, je travaille pour payer des amendes que je ne comprends même pas. »

Des amendes sans contrôle d’identité

Mêlée à ce sentiment d’injustice, une incompréhension majeure demeure. « Je ne me suis pas fait contrôler, je ne sais même pas si c’est vrai ou si c’était vraiment moi… Je ne sais rien du tout, ça se trouve, ils ont confondu avec quelqu’un d’autre », s’interroge Abdel. D’après Nathalie Tehio, les policiers peuvent parfois connaître le nom et l’adresse du jeune et il peut avoir une verbalisation sans interaction avec la police.

Dans la saisine du Défenseur des Droits, elle a également fait remarquer qu’un certain nombre de verbalisations avaient été faites par vidéo protection. « Quand des jeunes disent “il n’y a pas eu de contrôle ni de voiture”, on pense que c’est parce qu’ils ont utilisé les caméras. Or, juridiquement, vous avez un texte du Code de procédure pénale qui liste les infractions pour lesquelles on peut utiliser les caméras et les trois infractions n’en font pas parties. »

Les amendes forfaitaires, c’est une façon de limiter l’interaction jeune-police via la technicisation

Pour Joëlle Bordet, psychosociologue ayant travaillé sur la question de la jeunesse des quartiers populaires, ce nouveau type de verbalisations  est loin d’être anodin. « De plus en plus, la police évite les altercations. Et les amendes forfaitaires, c’est une façon de limiter l’interaction jeune-police via la technicisation. Je pense qu’on rentre dans un moment encore plus difficile : la déréalisation du lien entre jeunes et policiers. »

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Ces amendes forfaitaires s’inscrivent ainsi dans un contexte d’interventions sécuritaires dans les quartiers populaires dont les jeunes hommes issus de l’immigration sont la première cible. « C’est clair, la rupture, c’est Sarkozy. Avec le démantèlement de la police de proximité, on est vraiment passé à une police d’intervention sécuritaire dont on n’est jamais sorti », analyse Joëlle Bordet.

L’arrivée de verbalisations par caméras interposées lui évoque le roman de Georges Orwell, “1984”. « C’est un peu Big Brother, ça veut dire que quand ils sortent de chez eux, ils ne savent pas s’ils vont se prendre une amende ou pas. »

Une défaillance des services publics

Théophile Barbu insiste sur « la défaillance de services publics dans les quartiers populaires » qui se traduit d’une part par le manque de place dans les logements sociaux, la déscolarisation, le défaut d’équipements culturels ou sportifs. « Ils restent dans la rue pour respirer et sortir de leurs logements. Ils n’ont pas d’endroits où aller et parfois, ils restent dehors. Ça peut créer des nuisances et inquiéter les nouveaux habitants. Pour compenser ce manque de service public, c’est la police qu’on envoie. Mais les verbalisations n’arrangent rien. »

Du fait du manque de moyens de la justice, on crée une injustice

« L’amende forfaitaire délictuelle a été créée pour désengorger les tribunaux »,  rappelle Nathalie Tehio. « Nous disons que c’est une atteinte à la séparation des pouvoirs parce que le policier constate et décide des poursuites. Une amende est une poursuite et le rôle policier devrait s’arrêter au constat de l’infraction. Du fait du manque de moyens de la justice, on crée une injustice en créant une situation de possiblement arbitraire au niveau du policier. »

Un pouvoir arbitraire dont les jeunes des quartiers populaires subissent les conséquences, ce qui ne fait que nourrir une tension plus grande entre police et jeunes. « Ils me dégoûtent, je ne sais pas à quoi ils servent (la police) », peste Abdel, dont le sentiment d’injustice rejoint celui des autres jeunes qui ont fait l’objet du  même type d’amendes.

Clémence Schilder

*Le prénom a été modifié

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