« Est-ce que tu as envie de travailler si tu sais que tu ne vas pas être payé ?, demande Karim*, 19 ans, habitant en Seine-Saint-Denis et déjà surendetté à plus de 10 000 euros, en raison de ses amendes récentes. Ça ne me donne pas envie de m’insérer dans la société. »

Les contraventions pour non port du masque et non respect du couvre feu se sont multipliées, pour lui, dès le premier confinement : 8 amendes de 135 euros au mois d’octobre 2020, puis 7 amendes aux dates des 2, 3, 6 et 29 novembre, toutes reçues autour de son domicile. Cette déferlante se répétera jusqu’au mois de mars 2021, pour les dernières. Pour un montant total de plus de 5 000 euros, en réalité 10 000 euros avec la majoration. Karim n’est pas le seul jeune visé par une telle pluie d’amendes.

Des distributions d’amendes abusives au domicile des jeunes sans même avoir croisé la police

De nombreux jeunes de son quartier, entendant le sujet de l’interview, ont tous eu la même réaction. « Ah mais moi j’ai reçu 3 amendes chez moi hier  », glisse Oumar*, 25 ans, tandis que Lyes* ajoute : « Moi je dois au moins 15 000 euros, je peux en parler ! ». A 22 ans, Lyes raconte avoir dû arrêter son travail d’éboueur, refusant que son salaire lui soit retiré pour payer ces contraventions qu’il juge injustifiées.

Selon l’association VoxPublic, qui a mis en place une ligne téléphonique pour recueillir les témoignages de contrôles et pratiques discriminatoires de la police, la distribution d’amendes abusives liées aux restrictions sanitaires est un « phénomène d’ampleur grandissante qui témoigne d’une application discriminatoire et disproportionnée des mesures. Nous avons reçu des témoignages à Paris (12ème, 20ème, 11ème, 13ème Olympiades), en région parisienne (Argenteuil, Epinay Sous-Sénart, Bondy, Bagneux…) en Isère, à Angers, et ça concerne au moins des dizaines de jeunes sur la plupart de ces territoires. »

Alice Achache, avocate au barreau des Hauts de Seine et bénévole de la Perm’ Belleville, permanence juridique de l’association Pazapas Belleville, affirme aussi que cette pratique est courante. « Bien avant les mesures sanitaires, nous avions constaté la stratégie dans le 20ème arrondissement de convoquer devant le Tribunal de Police pour « tapage diurne », « tapage nocturne », « consommation d’alcool sur la voie publique », « jets d’ordures » et « jets de liquide insalubre » c’est-à-dire du crachat. Il avait même été soulevé que c’était la bonne pratique pour nettoyer les rues, et qu’il fallait prendre exemple sur ce commissariat du 20e ».

Avant, ils nous tabassaient dans le hall, maintenant ils ne viennent même plus vers nous. Ils connaissent nos noms, nos adresses, et on reçoit les amendes directement chez nous.

La mise en place de l’état d’urgence sanitaire a octroyé un « pouvoir contraventionnel » aux forces de l’ordre, qu’ils n’avaient pas auparavant, explique l’avocate. Ce qui aurait facilité, multiplié et systématisé cette pratique de verbalisation abusive des jeunes de quartier populaire.

Sollicités à plusieurs reprises, ni le ministère de l’intérieur ni la préfecture de police de Paris n’ont répondu à nos questions.

Sur ces trois contraventions, on peut lire trois infractions différentes, pour la même personne, produite au même endroit, à la même date, à la même heure.

Ces amendes pour « tapage » qu’il surnomme « les amendes gratuites » – pour leur caractère arbitraire – Karim en recevait avant même la crise sanitaire, mais pendant les couvre-feux et confinements, la pratique a explosé. Les contraventions sont reçues au domicile par des jeunes qui affirment parfois n’avoir même pas croisé la police.

« Avant, ils nous tabassaient dans le hall, maintenant ils ne viennent même plus vers nous. Ils connaissent nos noms, nos adresses, et on reçoit les amendes directement chez nous », assure désabusé un ami de Karim. « On ne m’a jamais demandé d’attestation. Il y a des jours je ne les vois même pas et je reçois des amendes à cette date », poursuit Karim.

Des personnes qui nous appellent disent recevoir des amendes pour des lieux où elles n’étaient même pas.

« Des personnes qui nous appellent disent recevoir des amendes pour des lieux où elles n’étaient même pas, parfois des amendes à la même heure dans des lieux différents, des amendes alors qu’elles n’ont même pas été contrôlées », rapporte Rafaelle Parlier, qui accompagne des jeunes victimes de contrôles au faciès avec l’association VoxPublic.

« Je suis sur le dossier d’un jeune [d’un quartier populaire parisien –ndlr] qui a reçu 17 amendes entre le 28 janvier et le 2 avril 2021, raconte la consultante. Ca équivaut à plus de 2 000 euros. Il a reçu 3 amendes datées du 1er mars, toutes à 18h48 : « réitération de violation d’une interdiction sanitaire », « dépôt d’ordure », et « bruit et tapage nocturne » ».

Un cercle vicieux qui empêche l’insertion pour beaucoup

Pour tenter d’agir sur cette situation, Lyes et Karim se sont tournés vers Antoine*, éducateur de rue dans une association de leur quartier. À son travail de médiation, d’écoute, d’accompagnement se sont ajoutées les réclamations liées aux amendes. « J’essaie de faire le plus possible, mais il y a tellement d’amendes, déclare Antoine, désemparé. C’est un cercle vicieux parce que ça les empêche de se réinsérer, ils savent que leur premier salaire sera saisi, donc ça me bloque dans mon travail d’accompagnement. Ces pratiques des policiers ont des conséquences négatives sur le rapport à la loi, à la société qu’ont ces jeunes. »

Pour l’éducateur, sur son territoire, « ces amendes abusives touchent principalement les jeunes qui participent au trafic de stupéfiants. Ils sont repérés comme faisant partie du trafic, et la police s’est servie du prétexte du confinement pour les sanctionner. Mais ce n’est pas le rôle de la police, c’est le rôle de la justice. »

Tu reçois des amendes alors que tu n’es pas là. Tu veux faire quoi ?

Karim a peu d’espoir que la contestation des amendes mène à une issue positive et se résigne à se rendre au Trésor Public pour demander un échéancier. « Tu reçois des amendes alors que tu n’es pas là. Tu veux faire quoi ? Tu vas le dire à la juge. Elle va dire pourquoi ils [les policiers –ndlr] auraient fait ça ? »

« Pour contester en ligne il y a un site internet qui s’appelle ANTAIL, explique Rafaelle Parlier. On conteste les amendes sur ce site en apportant des éléments pour prouver que les amendes sont injustifiées, et systématiquement on reçoit le même type de réponse de l’officier du Ministère Public, qui dit qu’il a bien reçu la demande mais que le procès verbal de l’agent assermenté fait foi ».

Une impossibilité de contester juridiquement les amendes

Cette situation est remise en question par de nombreux avocats, qui se retrouvent dans l’impossibilité de défendre leurs clients, y compris lorsque des éléments peuvent remettre en cause l’authenticité du procès verbal.

Alice Achache, avocate au Barreau des Hauts de Seine, est souvent commise d’office pour défendre devant le tribunal de police des mineurs victimes d’amendes abusives à répétition : « Le pouvoir contraventionnel des services de police est extrêmement nuisible parce que le procès verbal fait foi jusqu’à preuve du contraire. Prouver un fait négatif, c’est impossible. Par exemple, une mère avait gardé toutes les attestations de son fils, et même ses attestations n’ont pas été suffisantes pour le magistrat qui a condamné le jeune à 9 amendes de 90 euros. »

Ils mettent des amendes aux jeunes en pensant que c’est eux qui vont payer, alors qu’ils ne travaillent pas. C’est les parents qui payent. 

Ce phénomène touche aussi la grande couronne parisienne. En Seine-et-Marne, nous avons interrogé une mère de famille qui est allée à plusieurs reprises jusqu’au tribunal de police pour contester les nombreuses amendes de son fils de 20 ans. « Ils mettent des amendes aux jeunes en pensant que c’est eux qui vont payer, alors qu’ils ne travaillent pas. Mon fils est étudiant, comment il va payer ? C’est les parents qui payent. »

« J’ai un classeur entier de contestations », indique cette mère, après avoir contesté 8 amendes de 135 euros et vu toutes ses demandes rejetées au tribunal. « Une fois le nom de famille était mal orthographié, il n’y avait même pas de prénom et ils ont quand même refusé d’annuler, ça a même augmenté ! », se désespère-t-elle.

« Depuis ses 15 ans, mon fils subit. Et là, il est en études et ça continue. Il a même dû quitter l’Ile-de-France récemment, il ne veut plus rester ici à cause des policiers », assure cette mère de famille.

Je ne peux pas payer mon loyer, en priorité il faut payer les amendes. 

Maître Alice Achache constate avec amertume les conséquences de ces condamnations sur les familles. « Le jeune de 17 ans qui a été condamné à payer les 9 amendes : sa mère a 4 enfants et vit avec le RSA. Ce qui est affligeant, c’est qu’à la fin, la présidente qui condamne dit à la mère du jeune : « Si vous payez dans le mois vous avez -20% ». Mais qui peut lâcher 900 euros en un mois ? »

Pour ces familles, déjà dans des situations de précarité, ces amendes représentent des sommes exorbitantes. « Je ne peux pas payer mon loyer, en priorité il faut payer les amendes, confie une autre mère d’un jeune de 20 ans. Ce mois-ci, j’ai essayé de mettre de côté pour en payer au moins une, parce que plus on attend, plus ça augmente. Alors qu’avec le confinement, je n’ai eu que 80% de salaire et mon mari n’a pas pu travailler de toute l’année ».

Mes parents ne sont pas contents quand je reçois des amendes.

Quant à Oumar*, 25 ans et sans emploi, qui vit chez ses parents, cette situation est particulièrement difficile à vivre.« Mes parents ne sont pas contents quand je reçois des amendes. Un jour j’ai reçu un courrier ça disait que les huissiers allaient venir chez moi… », confesse-t-il, gêné.

« Je me dis mais comment il va faire pour payer ses amendes ? Il faut qu’il aille voler ? Il faut qu’il aille trafiquer ?, interpelle encore une autre mère de famille. Lui est désespéré et moi je n’ai pas les moyens. »

Un harcèlement qui risque de s’installer

Alors que nombre d’habitants et de militants accusent déjà les forces de l’ordre d’utiliser la verbalisation pour réprimer économiquement et psychologiquement les jeunes de quartier populaire et leur famille, le ministre de l’intérieur a annoncé le 24 mai dernier l’instauration d’une amende de 135€ pour les « guetteurs », censée aider à lutter contre le trafic de stupéfiants, dès le mois d’octobre. Il a précisé que « les policiers auront la possibilité de mettre une amende (…) pour une personne qui occupe un hall d’immeuble ».

L’avocate Alice Achache s’en inquiète : « C’est dramatique pour ces jeunes, parce que guetteur, qu’est ce que ça veut dire ? C’est juste traîner dehors. On donne un pouvoir aux services de police extrêmement important. S’ils ont un jeune dans le viseur, c’est des amendes à tout va. Comme c’est la fin des restrictions sanitaires, ça va enchaîner sur cette mesure, pour qu’ils aient de nouveau un pouvoir pour réprimer financièrement ces jeunes. »

Anissa Rami 

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