« J’ai eu l’impression d’être un terroriste », soupire Manuel*, 26 ans. Après plusieurs peines de prison, cet homme originaire du Cap-Vert s’est vu délivrer une obligation de quitter le territoire français (OQTF) et une interdiction de retour sur le territoire (IRTF). Le motif : menace à l’ordre public. Autrement dit, Manuel serait un danger pour la société.

« Certes, je ne suis pas un enfant de chœur, mais je ne suis pas une menace », assure-t-il. Arrivé en France à l’âge de 9 ans, il ne comprend pas pourquoi des « erreurs de jeunesse » peuvent l’éloigner d’un pays dans lequel il a toutes ses attaches. « Je ne savais pas que je devais contester mon OQTF dans les 48 heures pour faire un recours auprès du tribunal administratif », confie cet homme qui travaille comme maçon.

Une définition imprécise

Après 90 jours au centre de rétention administrative de Mesnil-Amelot en novembre 2022, il est relâché. Le Cap-Vert refuse de lui délivrer un laissez-passer. Sans cela, il aurait été obligé de se rendre dans un pays qu’il ne connaît pas. Et son histoire ne s’arrête pas là.

« Le 20 janvier 2023, une nouvelle OQTF est notifiée après un contrôle d’identité. La préfecture a motivé la menace à l’ordre public par une interpellation pour une infraction de recel et vol qui était totalement inventée. Elle a été annulée au tribunal », raconte Ludovic Heinry de la Cimade qui a suivi son dossier. Manuel fait pourtant partie des personnes qui ne sont pas expulsables, car il est arrivé avant 13 ans sur le territoire français.

Mais qu’y a-t-il derrière le terme de “menace à l’ordre public” ? Ce concept est d’autant plus flou qu’il n’a pas de définition précise. « En droit des étrangers, la notion d’ordre public existe depuis 1945. Cependant, elle est de plus en plus utilisée et de façon exponentielle », indique Patrick Henriot, magistrat honoraire et secrétaire général du Groupe d’information et de soutien des immigré•es (GISTI).

Dans le nouveau projet de loi sur l’immigration, porté par le ministre de l’Intérieur, un chapitre entier vise à « améliorer le dispositif d’éloignement des étrangers », en particulier ceux « représentant une menace à l’ordre public ». 

Selon la circulaire du 17 novembre 2022, 3 500 personnes étrangères constituant une menace à l’ordre public ont déjà été éloignées du territoire français depuis 2020 et 88 000 titres de séjour ont été retirés ou refusés pour le même motif. En 2016, le nombre d’arrêtés d’expulsion, une procédure exceptionnelle, pour une raison similaire, s’élevait à 200 contre 344 en 2021, d’après le rapport du député LR Mansour Kamardine, le 23 novembre 2022. 

La vie privée passée au peigne fin

« Sur ces deux dernières années, la menace à l’ordre public n’a jamais été autant utilisée. Pourtant, je fais ce métier depuis 13 ans », explique Morade Zouine, avocat spécialiste du droit des étrangers. Il se souvient d’un client tunisien, arrivé il y a plusieurs années sur le territoire français. Sa carte de séjour de dix ans a été refusée pour d’anciennes condamnations vieilles de dix ans

« Consciente de la faiblesse de sa position, la préfecture a tenté d’actualiser la « menace » en invoquant une contravention récente pour abandon de déchets sur la voie publique. Le Tribunal a heureusement annulé la décision au motif que la menace n’était absolument pas caractérisée. » Pour accorder ou renouveler un titre de séjour, les préfectures doivent s’appuyer sur un faisceau d’indices. Elles ont accès à une série d’informations privées et publiques afin de passer au peigne fin le passé de la personne concernée.

C’est du pré-jugement qui se termine en OQTF même pour des personnes qui seront ensuite innocentées

Parmi leurs outils, les préfets peuvent consulter le fichier de Traitement d’antécédents judiciaires (TAJ) rédigé par la police. Il contient des informations sur les personnes mises en cause et sur les victimes. « Le TAJ nous informe qu’une personne a eu affaire aux services de police, mais cela ne signifie pas qu’elle a été déclarée coupable de quelque chose. Dès qu’une personne étrangère est placée en garde à vue, elle est directement signalée par les policiers à la préfecture sans attendre les suites données à l’affaire. C’est du pré-jugement qui se termine en OQTF même pour des personnes qui seront ensuite innocentées », affirme Cécile Madeline, avocate spécialiste du droit des étrangers à Rouen.

Elle donne l’exemple d’un client d’origine albanaise suspecté à tort de trafic de drogue. « Après quatre jours en garde à vue où son implication dans les faits n’a pas été établie, il est sorti avec une OQTF motivée par le fait qu’il serait une menace à l’ordre public et envoyé directement en centre de rétention. » Autre absurdité que l’avocate pointe du doigt, une personne peut se voir expulser du territoire pour menace à l’ordre public avant l’audience qui est censée déclarer sa culpabilité.

« Faire tourner la machine à expulser »

Mélanie Louis, responsable des questions liées aux expulsions à la Cimade, cite aussi de nombreuses infractions qui ne seraient pas considérées comme des menaces à l’ordre public si elles avaient été commises par des natifs français. « On a vu des cas de personnes faisant l’objet d’une OQTF, voire d’un placement en rétention, sur fond de menace à l’ordre public, pour avoir uriné sur la voie publique, ou pour avoir volé une paire de chaussettes ou une barre chocolatée. »

Le ministère de l’Intérieur, qui n’a pas répondu à nos questions, encouragerait les préfectures à adopter une vision élargie de la menace à l’ordre public, en témoigne la circulaire du 29 septembre 2020 destinée aux préfets. Elle n’a pas été publiée, mais le Bondy blog se l’est procurée.

Il y est écrit que « la notion d’ordre public doit s’apprécier selon une acceptation large », « ne se fonde pas exclusivement sur les troubles à l’ordre public déjà constatés, mais intègre également une évaluation de la dangerosité de l’intéressé pour l’avenir ». Autrement dit, la menace à l’ordre public peut être décernée à titre préventif. Une tendance qui est renforcée avec l’instrumentalisation de certains faits-divers où l’administration est pointée du doigt lorsqu’une personne sous OQTF est mise en cause.

« Le fait d’être sans-papiers n’est plus constitutif d’un délit depuis 2012, la question, c’est comment les rendre délinquants, faire tourner la machine à expulser à plein régime, s’insurge Mélanie Louis. On observe une systématisation de la délivrance d’OQTF tirée par l’instrumentalisation de la menace à l’ordre public. »

Autre problématique, les notifications d’une mesure d’expulsion en fin de détention se systématisent. La majorité des personnes étrangères se voient délivrer une OQTF. Au total, 23,5 % des personnes retenues en centre de rétention administrative ont été interpellées à leur sortie d’un établissement pénitentiaire en 2021. 

Cette attitude est criminogène ! Cela revient à prononcer une peine de mort civile

Cependant, le taux d’expulsion reste faible au regard du nombre d’OQTF délivrées chaque année (plus de 100 000 par an depuis 2018).  « En pratique, l’État peine à expulser tous ceux qu’il voudrait, constate Cécile Madeline, avocate spécialiste du droit des étrangers. Notamment les personnes arrivées en France avant l’âge de 13 ans, très malade ou membre de famille de Français, qui sont inexpulsables en vertu de la loi. »

Face à cela, « l’administration use d’un autre stratagème », explique l’avocate. Elle n’expulse pas, mais leur retire leurs papiers. Cette attitude est criminogène ! Cela revient à prononcer une peine de mort civile. L’État, en créant le désespoir, peut provoquer la menace à l’ordre public. »

Audrey Parmentier

*Son prénom a été modifié

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