Ecchymoses, susseyements, pétrichor, flavescent, résipiscence. Si ces mots ne vous parlent pas, c’est que vous n’étiez pas au Stade de France samedi après-midi. Dès 13 heures, une agitation particulière se fait ressentir devant la porte E. Le monde arrive non pas pour assister au retour de Karim Benzema en équipe de France ou au prochain concert de Marwa Loud, non non. « C’est la queue pour la dictée géante, ça ? », interroge une quarantenaire. « Oui », lui répond timidement une jeune fille.

Dans deux heures, toutes les deux ainsi que 1500 autres personnes se retrouveront autour d’une table, stylo à la main, pour participer à « la plus grande dictée du monde », un événement organisé par le romancier Rachid Santaki. Dans les coulisses du stade, on se prépare à accueillir les participants. Les dernières consignes sont données aux 150 volontaires réunis autour de ce projet et arrivés dès 10 heures du matin pour tout mettre en place. Un petit groupe écoute l’un des référents, dix minutes avant l’entrée des premiers participants dans l’enceinte du stade. « Pendant la dictée, soyez attentifs à ce que les gens ne trichent pas », prévient-il. Leila et Mélodie surveilleront les groupes le temps de la dictée et corrigeront ensuite les copies. Une correction qui doit se réaliser en 1h30 : « Celui qui trouve le moins de fautes sur une copie le crie et c’est cette copie qui devient référente. Toutes les copies où le nombre de fautes dépasse celui de la copie référente ne seront pas corrigées et on passera directement à la suivante », récite Leila.

Guerrier, 65 ans, venu se jauger

Pendant ces explications, les groupes venus de toute la région débarquent par vagues dans les grandes salles de dictée. Certains sont venus seuls pour se tester, à l’image de Guerrier, 65 ans. Il se tient droit sur le dossier de sa chaise, son nom et prénom sont déjà marqués sur sa copie à plus d’une heure du début de la dictée géante. « J’adore apprendre, j’ai toujours aimé l’école même si j’ai dû la quitter dès le CM1 », regrette l’homme. Originaire d’Haïti, il se souvient que les conditions pour étudier étaient extrêmement difficiles à l’époque : « Tous les matins, je devais faire l’équivalent de Paris à l’aéroport Charles-de-Gaulle à pied pour aller à l’école. » Venu en France en 1978 pour suivre une formation de couturier, il partagera le reste de sa vie entre Haïti et Paris, ce qui lui permet notamment de comparer le niveau de vocabulaire entre les deux pays : « En Haïti, on parle avec plus de vocabulaire qu’ici. Quand je reviens en France, on me dit que je parle le vieux français mais tout ça, ce sont des bêtises ! Ça n’existe pas le vieux français ou même le nouveau français ! Pour moi, il y a simplement des niveaux de langages différents et je constate qu’ici les gens parlent d’une façon davantage familière que littéraire. » Inscrit par sa fille à cette dictée, Guerrier veut avant tout évaluer son niveau.

Ce qui n’est pas le cas d’Océane, venue d’Aulnay avec son équipe de football du FCA, un des trois clubs de la ville. « Moi, je suis nulle en orthographe, j’aime pas ça », plaide d’emblée la jeune fille, taquinée par Sabrina, sa coach : « Elle préfère les SMS. » Océane explique que les professeurs, en classe, les encouragent de plus en plus tôt à la prise de notes : « Forcément, après, dans la vie, on abrège. » Une explication peu recevable pour sa partenaire Melynda, face à elle, revêtue des couleurs de son club : « Il suffit d’écouter les cours, de ne pas sécher et de s’intéresser un peu au français », dit-elle en fixant Océane à chacune de ses remarques. Et la jeune fille de conclure, provoquant un fou rire de ses partenaires : « Heureusement que je suis là pour sauver l’honneur de l’équipe cet après-midi. »

Un peu plus loin, un petit garçon se fait discret dans une salle où l’ambiance commence à monter peu avant le coup d’envoi de la dictée. Ce petit garçon, c’est Chadi. Il est en CM1 à Nanterre, et le dicton qui dit que l’important c’est de participer, il ne veut pas en entendre parler : « L’objectif, c’est un sans-faute », annonce-t-il. Face à lui, sa maman n’est pas étonnée par ses propos. Elle affiche un large sourire, fière de son enfant : « Je serais vraiment ravie qu’il puisse remporter la dictée dans sa catégorie. » Ce que préfère Chadi pendant les dictées, ce sont les accords, il est imbattable là-dessus. Quand on lui demande ses notes, il nous signale qu’il a très souvent 19,5 sur 20.

Susseyements ?! Même l’iPhone, il ne connaît pas ?

Mais Chadi fait un peu figure d’exception au milieu d’une génération pour qui l’exercice s’apparente souvent à un supplice. Et cette année, Rachid Santaki n’a pas souhaité réconcilier les fâchés de la dictée avec cette dernière : « J’ai pris un texte de base et je l’ai complexifié ». Complexifié, le mot est faible. « A la base, je voulais juste raconter le fait qu’on était en train de faire une dictée ». « Quand le défi commença, nous sourîmes, bien qu’apeurés et tétanisés par les mots qui résonnèrent. » A la lecture de cette première phrase, les participants plongent tous dans le silence avec pour beaucoup un léger sourire en coin, imaginant déjà la suite, bien plus compliquée. « Il y aura trop de fautes, c’est obligé », lâche le rappeur Mac Tyer, présent pour l’occasion.

Après quelques phrases, les premiers commencent à lâcher leur stylo. D’autres se mettent à dessiner, immortalisent le moment en story Instagram ou rivalisent d’imagination : « Viens on écrit en espagnol », déclare une jeune fille vêtue du maillot de la Colombie. Mais la majorité des candidats iront jusqu’au bout, quitte à tricher sans aucune discrétion à l’image du voisin de droite de Mac Tyer : « Susseyements ?! Mais même l’iPhone, il ne connaît pas ? C’est quoi ce délire ? »

Voyant la panique se généraliser face à certains mots inconnus, Rachid Santaki donne quelques réponses : « C’est avec un t à la fin… Je vous aide mais à la fin on partagera les cadeaux, je vous préviens ! » Il enchaîne : « Est-ce qu’il y a des blessés dans la salle ? Vous allez réviser le passé simple en rentrant à la maison ! » Point final. Les applaudissements retentissent et tout le monde s’accorde à dire que cette dictée était « dangereuse ». « Il n’avait pas envie de donner de cadeau en fait, c’est pas possible », souffle un jeune, casquette vissée sur la tête.

Une dictée que l’on fait en famille

Chadi, petit prince de l’orthographe

Aussitôt terminée, les correcteurs sont sollicités pour rejoindre la salle des Colonnades, lieu où se dérouleront les corrections. Ils sont une petite trentaine à enchaîner les copies. « J’ai quatre fautes ici », annonce un correcteur, « Trois pour moi », surenchérit un deuxième. « Regarde comment il a écrit primaire celui-ci, c’est déjà mort », rigole une correctrice. Mais ils sont aussi impressionnés par le niveau de certains : « Franchement avec un texte si difficile, c’est fort de faire si peu de fautes ».

En attendant, l’ensemble des participants se réunit dans les gradins du Stade de France. Le duo de l’impro avec les mots, Odah et Dako, chauffe le public avant les récompenses. Saint-Denis, La Courneuve, Clamart, Nanterre, Aulnay-sous-Bois, toute l’Ile-de-France et les quartiers populaires sont représentés autour de cette dictée géante. Tous les âges aussi. La communion est totale : « C’est vraiment génial comme événement. J’essaie de vendre ça à mon élu. Tout le monde lâche son téléphone pendant un après-midi, on se rassemble tous autour de la langue française », s’enthousiasme Yasmina, coordinatrice au conseil municipal des jeunes à Asnières-sur-Seine.

Eunice Assamoi, victorieuse du prestigieux concours Eloquentia, est aussi présente pour donner un message d’espoir aux jeunes et leur dire à quel point les mots sont importants : « Durant ce concours, on m’a dit que les enfants de banlieues pouvaient réussir. On peut avoir cette ascension sociale. Jusqu’à mes 15 ans, je n’avais jamais entendu ce message ici, c’est grave ! »  Sous une horde d’applaudissements, les six gagnants de cette dictée géante sont récompensés. Et parmi eux, le Bondy Blog a eu du flair car Melynda et Chadi, interrogés un peu plus tôt , font partie des gagnants, avec une mention spéciale au petit de Nanterre, qui a troqué ses 19,5/20 habituels pour un sans-faute… exactement comme il le souhaitait ! « Cette dictée géante prouve bien qu’il n’y a pas que le sport et la culture à promouvoir dans les quartiers populaires, on sait faire autre chose », déclare Yolande, une participante. Et Rachid Santaki en est bien conscient.

Rémi SIMONET

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