Enseigner le français aux enfants de diplomates dans une capitale européenne, et l’année d’après, faire la même chose avec les enfants d’immigrés dans une petite ville de province: c’est le grand écart qu’a fait Eléa (prénom modifié). Cette prof des écoles polyglotte de 23 ans s’est vu proposer par l’Académie divers postes de classe uniques dans des hameaux au fin fond de la campagne, le genre de bleds paumés qui font passer Walnut Grove* pour une ville universitaire…

Après plusieurs heures de tractation, on finit par lui sortir une fiche de poste qui était cachée au fond de la pile. « Sinon… il reste bien une place, mais c’est pour enseigner à… comment dire… Il faut vraiment être motivé pour prendre cette place, souvent, les jeunes enseignants n’en veulent pas… » La responsable se tourne vers son collègue, qui poursuit : « C’est pour enseigner à des immigrés. » Le mot est lâché.

Ces classes « spéciales immigrés » s’appellent des CRI : classes de rattrapage intégré, pour les « primo-arrivants non-francophones », et ont lieu quelques heures par semaine en plus de la classe normale. Dans certaines petites villes de province (pardon, des régions) l’intégration des enfants d’origine étrangère est un sujet délicat : selon la TNS Sofres (cf. lien), ces bourgades d’agriculteurs constituent la base de l’électorat d’extrême-droite. Au pire racistes, au mieux méfiants. Deux mères d’élèves blanches discutent à la sortie de l’école (dont nous tairons le nom pour des raisons d’anonymat) : une amie de l’une d’elles sort avec un Noir, et c’est l’événement du trimestre. On se serait cru dans le sketch des années 80 de Muriel Robin. Ici, l’Obamania semble bien loin. Si on mesure l’intégration en se basant sur le taux de couples dits « mixtes » (cf. lien), les régions du centre de la France ont de gros progrès à faire.

« Quand j’ai fait l’appel, le petit Paul n’a pas levé la main. J’ai vu qu’un élève s’agitait sur son siège, je lui ai demandé : « C’est toi, Paul ? » Et il m’a expliqué qu’il s’appelait Zinédine, mais que le directeur a pensé qu’avec un tel prénom, il serait moqué par ses camarades. Il a jugé Paul plus adapté. Vous imaginez le traumatisme pour un enfant à qui on enlève son identité. »

Les moyens ne sont pas non plus toujours au rendez-vous : Eléa se partage entre quatre écoles de la même petite ville, et dans l’une d’elles, elle n’a même pas de salle de classe. Elle fait cours dans un coin de la bibliothèque, sans même un tableau noir ou des tables pour les enfants. Enseigner le français n’est pas toujours facile dans ces conditions. Il faut savoir s’adapter. Dans une classe, les élèves essaient de communiquer, donc on entend parler turc, portugais, arabe… « Mais ce melting-pot se passe bien, le fils d’un imam et la fille d’un juif orthodoxe sont assis côte à côte. »

Les problèmes rencontrés par Eléa ? « C’est plus difficile pour ceux qui n’ont jamais été scolarisés auparavant. Un petit garçon qui m’a tiré la langue et a fini au coin, une petite fille qui se lève en plein cours pour venir me faire des tresses… C’est mignon, mais il faut lui apprendre qu’on ne peut pas faire ça en classe. »

Le seul élève vraiment difficile est un garçon de CM2 qui se prend pour Booba : il n’arrête pas de dire « J’m’en branle, j’m’en bats les couilles » aux instits et quand on lui demande ce qu’il fera plus tard, il répond « Du gangsta rap ! » Eléa lui a répondu : « Tu as 9 ans et demi et tu habites la Nièvre, pas la West Coast ! Tu n’es pas un gangster ! » Pour Eléa, la construction de la personnalité passe par une identification à des modèles, à des figures médiatiques. Or, en France, les seuls immigrés que ces enfants voient dans les médias sont des « cailleras » montrées vus à la télé avec des cocktails molotov à la main. « Un peu comme les petits immigrés italiens qui, il y a 20 ans, n’envisageaient qu’un avenir : devenir mafieux. » (Permettez-moi d’ajouter : ou pizzaiolo)

Eléa elle-même avoue qu’avant la première réunion de parents d’élèves, elle avait aussi des préjugés : « On dit souvent les pères démissionnaires, mais j’ai été surprise de compter 17 mères et 14 pères. » Et ils n’ont eu de cesse de poser des questions et de la remercier pour l’enseignement donné à leurs enfants. « C’est une source de joie pour moi que ma fille et mon fils apprennent à l’école avec les autres enfants », lui a confié un père albanais.

Et si les plus ardents défenseurs de l’école française, publique, laïque, gratuite et obligatoire, étaient les immigrés ?

Marlène Schiappa

*Pour ceux qui auraient échappé aux 213 rediffusions d’M6, Walnut Grove est le nom du village de Laura Ingalls dans « La Petite Maison dans la Prairie ».

 

Marlène Schiappa

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