Faute d’information et aussi d’attention, trop d’élèves des quartiers populaires se retrouvent désemparés à la suite d’erreur d’aiguillages. Témoignages.

Tour de table des sujets, mardi soir dans les locaux de Libération : l’évidence était là. Nous l’avions à peine remarquée, mais elle s’est invitée à table et sur nos lèvres : l’école. Des 600 articles que le Bondy Blog sort chaque année, rares sont les semaines sans sujet éducation à la une. Logique. Au Bondy Blog, les blogueurs viennent comme ils sont, c’est-à-dire lycéens, étudiants ou apprentis pour la majorité. Nous vivons au rythme des vacances scolaires, des partiels, c’est aussi dans notre ADN. Qu’elle fasse souffrir ou sortir du lot, l’école cristallise les attentions, d’autant plus dans le département le plus jeune de France métropolitaine, la Seine-Saint-Denis. L’école est une chance offerte à tous, mais tous n’y ont pas la même chance. Dans un pays où 62 % des enfants de cadres sortent avec un diplôme d’enseignement supérieur, contre 31 % pour les fils et filles d’ouvriers ou d’employés ; où chaque année plus de 150 000 jeunes (20 % d’une classe d’âge) sortent du système scolaire sans qualification ; dans un département où plus de la moitié des collégiens (54 % contre 20 % au niveau national) sont scolarisés dans un dispositif d’éducation prioritaire, l’égalité des chances peine à se frayer un chemin sur le terrain et dans les esprits. Atteindre l’égalité passe par le combat contre les inégalités, et elles sont nombreuses dans certains territoires. Un chantier de fond qui ne peut se contenter de projets égrenant des élèves modèles, telles les reliques d’un sanctuaire qui aurait fermé ses portes aux non-pratiquants et aux nombreux autres perdus en chemin. C’est à eux, ceux qui vivent les inégalités, ceux qui les surmontent et ceux qui les combattent, que nous avons voulu donner la parole dans ces pages.

Nathalie Surtour, conseillère d’orientation psychologue à Bondy : «Je ne peux aider que ceux qui me font confiance»

«On est conseiller d’orientation-psychologue (COP), c’est un seul et même métier. Quand je fais un entretien avec un élève, je fais de l’information sur l’orientation et j’ai aussi en tête que je suis psychologue, c’est essentiel pour comprendre les enjeux de la formulation des projets d’avenir à cette période particulière de la vie qu’est l’adolescence.

Beaucoup confondent l’orientation, donc la direction qui va être prise, avec ce qu’on appelle l’affectation, la place que les élèves vont obtenir dans les établissements. En tant que COP, je ne décide de rien : ni de l’orientation, ni d’un passage dans la classe supérieure (c’est le chef d’établissement), ni de l’affectation (c’est le directeur des services départementaux). Tous les ans, je suis référente de 1 300 élèves, répartis sur mes quatre lieux de travail. Plus ceux du Centre d’information et d’orientation (CIO) qui viennent de manière indépendante. Finalement, heureusement qu’ils ne viennent pas tous me voir, parce que je ne pourrais pas tous les recevoir. D’ailleurs, j’ai fait mes propres statistiques : l’an dernier je n’ai reçu en entretien que 30 % de mes élèves de terminale. Ce qui est beaucoup plus qu’au niveau national (11 %). Sauf que je ne peux aider que ceux qui me font confiance, ce qui n’est pas le cas de tout le monde. Parfois je me remets en cause, mais je me dis que c’est comme ça et que je n’y peux rien.

«En plus, les conseils viennent de partout. Le cas de figure le plus courant, c’est le «oui, mais moi j’ai vu le copain d’un cousin du voisin qui a fait ça, qui m’a dit fait pas ça, c’est nul». Et là, il faut trouver avec l’élève quoi inscrire dans le dossier. En entretien, je leur demande ce qu’ils veulent faire et je les pousse à réfléchir en fonction de leurs capacités scolaires, de leurs résultats… Je ne leur mens pas : l’orientation, ce n’est pas faire ce qu’on veut, c’est plutôt suivre un certain chemin que l’institution va vous imposer, compte tenu de ses résultats scolaires.

«Par exemple, si en troisième générale vous ne prenez pas plaisir à résoudre une équation mathématique, à apprendre une formule chimique, ne choisissez pas une seconde générale et technologique. Sinon, vous êtes comme un enfant qui n’aime pas les épinards mais qui en redemande. Concernant l’aspect professionnel, j’estime que je ne suis personne pour dire aux élèves «ne fais pas ça.» Non, mon métier c’est de vérifier que la représentation que l’élève se fait du métier ou de ses études correspond à la réalité. Quand un élève me dit qu’il veut être plombier pour gagner plein d’argent, je me dois de lui rappeler que plombier, c’est aussi déboucher des toilettes.»

Guidelle 28 ans, professeure des écoles en Seine-Saint-Denis : «Demain, c’est toi ou encore une autre maîtresse ?»

Bienvenue à l’Education nationale, vous voici désormais professeur des écoles. Vous commencerez dans quatre jours.» C’est avec ces mots qu’un des inspecteurs académiques m’a souhaité la bienvenue, un sourire narquois aux lèvres. Roue de secours du rectorat de Créteil, début 2015, j’ai fait partie des contractuels recrutés en urgence par l’Education nationale pour faire face à la pénurie de professeurs des écoles en Seine-Saint-Denis. Chômeurs, stagiaires, étudiants… le département a tenté, coûte que coûte, de pallier le manque d’enseignants en recrutant à tour de bras du personnel très souvent non qualifié et débutant. Avec plus de 900 postes manquants dans le primaire, selon le syndicat Snuipp 93, les «instits» se font rares, fuyant très souvent la mauvaise réputation dont souffre le département.

Trois mois après la fin de mes études, au RSA et après avoir eu envie de découvrir le milieu de l’enseignement, je décide de me lancer en contractuelle. Après un entretien expéditif, me voici donc professeure des écoles chargée de remplacer les instituteurs en congé maladie, au milieu de l’année scolaire. Pendant un mois, je me fais ballotter d’école en école, parfois de ville en ville, au sein de ma circonscription d’accueil, dans l’est du département. Sans la moindre formation, je ne sais ni gérer une classe ni préparer un cours. Je m’aide de sites internet, de manuels, et j’improvise des petits exercices en suivant le programme officiel. «Maîtresse, tu vas rester longtemps avec nous ?», «Demain, c’est toi ou on aura encore une autre maîtresse ?», «Maîtresse, Serge, il est où ? Il va revenir quand ?» Les questions fusent au rythme des classes qui s’enchaînent. Très souvent, je n’ai accès à aucune information sur le nombre d’instits qui m’ont précédée depuis le début de l’année scolaire, et rien sur les raisons de leur disparition, momentanée ou pas. L’inspection académique se garde de communiquer là-dessus.

Parfois, je suis remplaçante d’un(e) remplaçant(e), qui lui ou elle-même était remplaçant(e) d’un(e) remplaçant(e)… Un véritable casse-tête. La consigne est de répondre «je ne sais pas» tout le temps et à tout le monde, et surtout, surtout, je ne dois jamais révéler aux parents que je suis contractuelle, sans expérience. Parfois, je connaissais le niveau des élèves ou la durée du remplacement que je devais effectuer. Le plus souvent, je n’avais comme information que l’adresse de l’école où me rendre. Les missions défilent et les profils se ressemblent de plus en plus ; toujours des élèves complètement perdus, souffrant du changement répété de professeurs. Ils accusent, pour la majorité, un grand retard par rapport au programme, cumulent difficultés scolaires et problèmes de comportement. Le premier contact est toujours assez violent. Au début, j’ai commencé par des CM2 (âgés de 10 ans en moyenne) puis j’ai eu à faire des remplacements dans des classes plus petites, avec des enfants de 6 à 8 ans.

Je suis peu suivie. En cinq mois, j’ai eu droit à deux visites d’une conseillère pédagogique qui observe, donne quelques conseils puis s’en va, et un soutien mesuré de la part du corps enseignant. Lui-même affichait un ras-le-bol concernant ses propres conditions d’exercice du métier, de plus en plus dégradées : un temps de travail en classe parfois rallongé en raison des nouveaux rythmes scolaires, de moins en moins de moyens financiers pour les classes, des conditions de travail de plus en plus difficiles, avec des élèves toujours plus nombreux, donc des classes surchargées.

Chaque mercredi après-midi, une session de formation théorique avait lieu à l’ESPE (Ecole supérieure du professorat et de l’éducation), mais avec la quantité de travail et l’état moral dans lequel j’étais, je ne trouvais jamais la force nécessaire pour y participer.

Au total, mon expérience aura duré un peu plus de cinq mois. Usée moralement et physiquement, je ne me suis pas sentie de continuer dans ces conditions, d’autant plus pour un salaire qui ne m’a jamais permis de sortir de ma précarité : 24 heures de cours hebdomadaire, à temps plein, pour environ 1 230 euros net et avec, en plus, environ quatre heures de préparation de cours par semaine… Une équation impossible.

L’auteure de ces lignes, tenue par son contrat, témoigne sous un pseudonyme.

Léa : modèle au lycée, perdue à la fac 

Léa est ce qu’on appelle une élève modèle. Le genre de fille jamais en rupture de copies doubles, rarement absente, élue haut la main déléguée de classe. Le seul reproche que certains profs ont pu lui faire : le bavardage, ce qui ne l’a pas empêchée d’obtenir une moyenne de 15/20 de la sixième à la première. Bien avant l’année décisive du bac et de l’orientation post-bac, Léa, prévoyante, prend rendez-vous avec une conseillère d’orientation de son établissement, le lycée Marie-Laurencin, dans l’Essonne. Elle la revoit en première et encore en terminale. Sur le système d’affectation dans l’enseignement supérieur, elle obtient son deuxième vœu : une licence de «pratique de l’écrit», à Paris-VII. Tout va bien.

Le bac avec mention en poche, elle court s’inscrire à la fac. On lui indique alors qu’elle s’engage dans des études de… lettres modernes. «Pratique de l’écrit», c’était finalement une «mineure», soit trois heures par semaine, un semestre sur deux. Le reste du temps, ce sera aussi du latin, de l’ancien français, de la littérature comparée. En somme, un programme littéraire : «Je n’en voulais pas directement à ma conseillère parce qu’au fond c’est l’intitulé de la formation qui est mal foutu ; mais je ne comprends pas comment, elle qui est tout de même spécialiste de l’orientation, n’était pas informée.» Léa entame alors une procédure de réorientation. Le début des problèmes : «La fac c’est l’autonomie, d’accord, mais personne n’arrivait à répondre précisément à mes questions. Sur Internet, j’avais l’impression qu’on disait tout et n’importe quoi. J’étais totalement perdue.» Finalement, elle entame une nouvelle demande, en BTS communication.

En juin, douche glaciale : elle n’est acceptée nulle part. Les bacs technologiques sont prioritaires, lui dit-on. «Restez à la fac, vous y êtes bien, non ?!» Non, justement. Le choix se réduit : soit elle continue en deuxième année, soit elle arrête tout pour travailler au McDo. «Je m’ennuyais en cours, je voyais mes anciens camarades de lycée atteindre leurs objectifs, et moi je tournais en rond, c’était très compliqué psychologiquement.» Ce n’est qu’à la fin de cette seconde année à la fac qu’elle obtient enfin l’orientation souhaitée : un BTS communication (et un Deug en lettres modernes par la même occasion).

Prosper 23 ans, informaticien : «Je me suis fait avoir comme un enfant avec des bonbons»

«En troisième, je me suis fait renverser par une voiture. J’ai passé toute cette année scolaire avec un plâtre à la jambe droite et une attelle à la jambe gauche. Je ne pouvais plus partager les mêmes loisirs que les ados de mon âge : ciné, foot, basket… Alors, je me suis découvert d’autres loisirs : les mangas, la musique, les séries américaines et surtout l’informatique. J’ai essayé de monter des sites internet avec les moyens du bord. A l’école, ça ne suivait pas. Je m’investissais seulement dans les cours qui m’intéressaient, comme les mathématiques, la techno, la physique-chimie et l’anglais. Au deuxième trimestre, quand on m’a demandé mes vœux pour la seconde, je me suis retrouvé bloqué. Je voulais faire de l’informatique, mais comment y parvenir ? Je n’en avais pas la moindre idée. Je suis allé voir la conseillère d’orientation de mon collège. On a discuté une quinzaine de minutes. Elle m’a dit que j’étais sympathique mais que l’informatique, ça ne serait pas pour moi : «Vos résultats scolaires sont beaucoup trop fragiles pour envisager des études vous amenant vers la voie que vous désirez, jeune homme, soit une voie générale.»
«J’étais face à un mur : je devais partir dans une filière pro, sauf qu’aucune ne pouvait me préparer au métier auquel j’aspirais. Comme je devais bien me scolariser quelque part, elle m’a «vendu» la filière logistique en me montrant une vidéo des métiers liés à ce domaine. Tout le long, on y voyait des gens manipuler des ordinateurs. Avec le recul, je me rends compte qu’elle m’a eu comme on a un enfant en lui proposant un bonbon. Et puis après tout, logistique et informatique, ça rime, hein. J’ai fait un trimestre dans ce lycée et puis j’ai décroché et j’ai été placé dans un foyer où j’ai rencontré des éducateurs qui m’ont poussé à faire un stage dans ce que j’aimais : la maintenance informatique. Je devais faire une semaine et finalement ça a duré six mois. Mon patron a vu que j’en voulais et que j’apprenais vite, c’est lui qui m’a formé. Ce stage m’a conforté dans ma décision de faire de l’informatique ou rien.
L’expérience professionnelle c’est cool, mais sans formation j’ai vite compris que je n’irais pas très loin. Alors, sur les conseils des éducateurs du foyer, j’ai fait un bac pro électrotechnique. Dans ce lycée, j’ai rencontré une nouvelle conseillère d’orientation qui m’a dirigé vers une formation et je viens d’obtenir mon diplôme de technicien informatique, enfin. Comme quoi, l’orientation c’est une question de chance.»
Elise, professeure militante
Elise Boscherel est professeure de français et d’histoire-géographie au lycée professionnel Louise-Michel d’Epinay-sur-Seine, en Seine-Saint-Denis. Cette femme blonde de 33 ans au regard décidé est venue à l’enseignement par la politique. Militante à l’Unef pendant ses études à Rennes, conseillère municipale à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis) en 2008, candidate PS aux cantonales de 2011, fille de syndicaliste, elle avait tout pour devenir une apparatchik. Mais après la campagne, elle choisit un tout autre chemin. «Je ne voulais pas dépendre du parti, et je voulais faire du terrain.» Elle se présente au concours d’enseignement en lycée professionnel et demande Saint-Denis comme première affectation, pour «être avec les élèves les plus en difficulté». Elle se retrouve d’abord à Montreuil. Aujourd’hui, à Epinay, elle ne regrette rien : «J’aime mes élèves, c’est le plus beau métier du monde.» Pour autant, pas d’angélisme. L’éducation à deux vitesses, elle la vit au quotidien. «Je revois le présent de l’indicatif en terminale ! J’ai des élèves qui ont une écriture d’enfant de 8 ans. Ils sont à l’école depuis l’âge de 3 ans, que s’est-il passé ?» Elle admet que le corps enseignant a sa part de responsabilité : «Il y a des profs super engagés, mais d’autres qui n’ont rien à faire là. A Louise-Michel, certains font une sélection avant la classe en refusant ceux qui n’ont pas leur carnet de liaison. Résultat, des élèves passent leur scolarité en dehors des cours !»
Elle reconnaît que les conditions sont difficiles, elle est d’ailleurs déjà malade un mois après la rentrée. Pour enseigner en banlieue, il faut dépasser ses prérogatives : «J’ai des mômes qui décrochent par le deal. Il y en a un en ce moment pour lequel j’ai un doute, je vais l’appeler pour le voir, quitte à lui payer un verre. Si je ne le fais pas, qui va le faire ?» La politique du gouvernement lui semble pleine de bonnes intentions, mais réduite à des mesurettes. «L’éducation ne peut pas se réfléchir seule dans les quartiers populaires. On est en voie de ghettoïsation. Moi, dans mes classes, il n’y a pas de Blancs.»
Balla Fofana, 28 ans, journaliste : «J’ai le syndrome du survivant»
J’ai 6 ans. Je vis à Saint-Maur-des-Fossés (Val-de-Marne). Je suis dans le réfectoire de mon tout premier établissement scolaire. Il grouille d’écoliers. Je ne le sais pas encore, mais je m’apprête à signer mon arrêt de mort. Je suis français (merci le droit du sol). Je ne parle pas un mot. Quand j’avais 3 ans, on a rejoint le village de papa à Kayes, dans le sud-ouest du Mali. Puis on est repartis sans lui. Les dames de service déposent un plat sur la table. J’y mets la main droite. Les camarades hurlent. Des regards emplis de dégoût et d’incompréhension convergent vers moi. Maman est convoquée. Les enseignants nous disent beaucoup de choses. Elle ne comprend pas tout. Moi non plus. Depuis cette convocation, je ne vais plus dans ma classe d’avant. Je passe mes journées chez le psychologue ou chez l’orthophoniste. Ils s’étonnent de mon acharnement à rouler les R et de mon afro sur la langue. Je m’applique. Maman me parle de la chance que j’ai d’être scolarisé. Mon grand-père l’a retirée de l’école trop tôt alors qu’elle aimait ça. Elle n’avait pas le choix. Il fallait travailler dans les champs.
J’ai 8 ans. Je vis à Créteil. Je tutoie la langue de Molière. Mais je suis «en retard». On m’intègre dans une classe appelée «perfectionnement». Doux euphémisme. Je suis dans la cour des miracles ! Eric a fui la guerre. Florian mange ses crottes de nez. Ondine tabasse Yan pour qu’il veuille bien l’aimer. Je crois que Thierry est handicapé. Dans la cour on est les «perfs». Les gogols. Personne ne veut jouer avec nous.
Ma mère accuse le coup. D’abord le psychologue, puis cette classe… A la fin des cours, je me débrouille pour rejoindre maman et mes petits frères «normaux». Elle refuse de venir me chercher. «Ça fait mal Balla !» Elle a besoin d’être rassurée. Son fils n’est pas débile !
J’ai 10 ans. Je vis à Orly. Grâce à Didier, j’aime Brassens. Didier, c’est notre professeur de perfectionnement à l’école élémentaire Paul-Eluard. Avant la fin de chaque journée, il nous lit un bouquin. Didier raconte avec passion la Gloire de mon père. J’ai l’impression que les souvenirs d’enfance de Marcel Pagnol se déroulent devant mes yeux. Je me sens bien ! J’ai des bonnes notes. Mais ça ne vaut rien. J’suis un perf ! Mes frères me le rappellent souvent. Ma classe est divisée en trois niveaux : faible, moyen, fort. Pour soulager monsieur Dol, j’aide le groupe des faibles. Je suis content de les aider. Je me sens utile, pour une fois.
On part en classe de neige. Monsieur Dol réussi à m’inoculer le virus de la lecture et de l’écriture. Ce n’est pas évident, il n’y a pas de livre à la maison. Personne ne lit chez moi. Pendant le voyage, j’écris un conte sur une princesse maltraitée par sa marâtre et délivrée par son prince charmant. Didier lit mon histoire et reste coi. Il lève la main en me regardant. Je ferme les yeux. J’ai peur qu’il m’en colle une. Finalement, il pose sa main sur mon épaule et me regarde avec fierté. Il me fait lire le conte devant la classe et le directeur venu nous rendre visite. On m’applaudit. Le directeur et Didier sont des adultes, mais ce sont eux qui ont les yeux rouges à la fin du conte.
A notre retour, je passe ma matinée en perf et l’aprem en CM1. Dans la foulée, j’intègre une classe de CM2 «normale». Fini la mauvaise réputation ! Je ne suis plus fou ! Maman respire. Des perles de soulagement cajolent ses joues. J’ai mon brevet, mon bac, ma licence et mon master. J’écris les rêveries du perf solitaire sur le Bondy Blog, dans Libé. On m’aperçoit sur France Ô, sur LCP. Dans les JT de TF1 on entend «reportage de Balla Fofana». Je reviens de loin. L’école m’a sauvé. J’ai le syndrome du survivant. Cette histoire, c’est mon détroit de Gibraltar. Je l’ai franchi ! Parfois, je ris jaune. Beaucoup de camarades, perf et non perf, s’y sont noyés : Ibrahim, Conrad, Jérémie, «Pepito», Cédric P., Mamadou, Rudy… Je pense à vous.
Laurie Gaucher, 23 ans, étudiante en lettres : «Etre bloqué par un choix fait à 14 ans,  c’est injuste et immoral»
J’ai 23 ans et le rafistolage inespéré de mon parcours scolaire ferait pâlir Frankenstein. Je m’explique. A l’orée de la troisième, mes résultats sont cataclysmiques et c’est naturellement la voie professionnelle que l’on me présente. J’intègre un BEP couture. Pourquoi pas. Le lycée accepte mon dossier et son internat remplira mes vœux d’indépendance rebelle. Bien que je ne sois pas transportée par les cours, mes résultats remontent, ce qui me ravit.
Doucement, l’idée de m’orienter en filière générale germe. Péché d’orgueil ! En terminale pro, je m’applique dans ce rôle de bonne élève et pars découvrir le Centre de documentation et d’information, promesse de l’ascension convoitée. Je lis frénétiquement et, miracle, le goût arrive. Super ! Je fais part de mes brillantes ambitions au conseil de classe. Ricanements. Pourtant, mes résultats dans les matières générales sont bons et la passerelle inverse opère tous les ans. «Il faut assumer ses choix», dit-on. Je ris bien maintenant que je suis à la fac et que je vois les parcours tortueux de mes camarades : autant d’inconséquentes scolarités si l’on suit le raisonnement de ces drôles de pédagogues.
Deux professeurs changeront mon destin et après d’âpres batailles, je suis réorientée. La suite : Bac L avec mention, prépa et fac de lettres. Quand je parle de mon parcours, on me félicite, mais la satisfaction attendue n’est pas présente car la vantardise a ses limites. Cette revanche a un goût amer puisqu’elle ne reste qu’au stade de l’anecdote doucereuse, au lieu d’interroger réellement cette situation dans laquelle peuvent se noyer certains élèves. Il est immoral de dire à quelqu’un de 16 ans qu’il restera bloqué dans un chemin choisi à 14, sans possibilité de retour en arrière. Il est immoral de lui dire que les choix capitaux sont faits et que ses rêves impromptus doivent désormais être avortés. Il faut s’efforcer de croire à l’étincelle imprévue et aux enthousiasmes tardifs qui jaillissent des limbes. De là naissent la vraie flamme, l’intérêt non feint et le goût qui sont, me semble-t-il, les facteurs qui nous rendent le plus productif s’il nous faut parler de rentabilité pour être pris au sérieux…
Par Adrien Chauvin, Mathieu Blard et Sarah Ichou

Articles liés