Depuis le 27 février, personnels de l’éducation, parents et élèves, réclament un plan d’urgence pour la Seine-Saint-Denis. Ils dénoncent d’une même voix les manques de moyens, les professeurs non remplacés, les classes surchargées, la quasi-disparition du personnel médico-psycho-social… Après un recensement des besoins, établissement par établissement, les syndicats ont estimé à 358 millions d’euros le montant nécessaire à redresser une école publique à l’asphyxie dans le département.

À ce stade, la réponse du gouvernement reste insuffisante, si ce n’est inexistante. L’intersyndicale 93 a été reçue par Nicole Belloubet, ministre de l’Éducation nationale et de la Jeunesse, lundi 15 avril. Dans un communiqué, les syndicats font savoir : « Le ministère fait le choix irresponsable de ne pas répondre aux revendications […] pour un plan d’urgence pour l’école publique en Seine-Saint-Denis et contre le choc des savoirs. » Ils appellent en conséquence à prolonger et à durcir le mouvement à compter de la rentrée du lundi 22 avril.

Jean-Yves Rochex, professeur émérite de l’université Paris 8 à Saint-Denis, est spécialiste de l’éducation prioritaire. Depuis plus de 40 ans, il s’intéresse aux impacts de ce dispositif, notamment en Seine-Saint-Denis où il réside. Il revient pour le Bondy Blog sur la longue dégradation de l’école dans le département et l’échec des politiques d’éducation prioritaire à redresser une école au rabais. Interview.

En quoi consiste la politique d’éducation prioritaire ?

Il s’agit d’une politique qui vise en principe à donner plus de moyens à certaines écoles et certains établissements situés dans des quartiers ou des environnements dans lesquels se concentrent des populations très paupérisées et précarisées. Moyens en postes (de personnels enseignants et non-enseignants), en heures et éventuellement en crédits. Ce dispositif est très important en Seine-Saint-Denis, puisque 60 % des collèges de ce département sont en Rep ou en Rep+.

Pourquoi alors, les établissements qui y sont inscrits restent parfois si mal dotés dans le 93 ?

La « surdotation », entre guillemets, des établissements Rep se fait en fonction de ce dont l’établissement disposerait en termes de moyens s’il n’était pas en Rep. Il y a donc une certaine inertie et un effet des moyens antérieurs sur les moyens actuellement distribués. Ce qui fait qu’encore aujourd’hui, nombre de collèges ou d’écoles de Seine-Saint-Denis en Rep sont moins bien dotés, que certains collèges de centres-villes, que ce soit à Paris ou dans les grandes villes de province.

Qu’est-ce qui explique qu’il y ait un tel déficit d’enseignants dans le département et quelles sont les conséquences ?

Déjà le métier est de moins en moins attractif. En plus, l’académie de Créteil est déficitaire depuis très longtemps dans le premier degré. Ce qui fait que l’on a été obligé d’ouvrir un second concours spécifique à l’académie où le niveau de recrutement est largement inférieur à 10 sur 20, alors qu’il est bien supérieur dans d’autres académies. Et ce, alors même que le dispositif de formation continue des enseignants est sinistré depuis nombre d’années.

Cela concerne également l’enseignement secondaire, notamment les collèges, qui connaissent en Seine-Saint-Denis un taux d’enseignants contractuels, peu ou pas formés, bien plus important qu’ailleurs. De plus, les modalités de nomination et de mutation font que les enseignants les moins expérimentés, sont affectés dans les établissements et les départements les plus déficitaires, qui sont souvent les plus difficiles.

Les 356 millions d’euros demandés dans le plan d’urgence seraient-ils suffisants à redresser la situation ?

Suffisants, c’est difficile à dire. Mais c’est pour le moins nécessaire et ce chiffrage est issu d’un travail très conséquent fait par les syndicats depuis plusieurs mois pour évaluer, établissement par établissement, quels sont leurs besoins.

Ajoutons à cela deux réflexions. La première, c’est que la Seine-Saint-Denis connaît des difficultés d’une ampleur territoriale et d’une concentration qu’on ne trouve guère ailleurs (si ce n’est dans certains territoires d’Outre-mer) où les quartiers et établissements relevant de l’éducation prioritaire sont relativement circonscrits et de taille bien plus limitée. Se pose donc la question de savoir si cette spécificité ne nécessiterait pas un traitement spécifique. Notamment une politique de formation, initiale et continue, et d’accompagnement des enseignants et autres professionnels par des équipes aguerries de formateurs et de chercheurs.

Nous avons connu un précédent avec le plan d’urgence de 1998 obtenu suite à un long mouvement de grève

La deuxième remarque, pour rappeler que nous avons connu un précédent avec le plan d’urgence de 1998 obtenu suite à un long mouvement de grève. Ce mouvement avait obtenu 3 000 postes supplémentaires, sur trois ans, pour le département, ce qui est considérable. L’attribution de ces 3 000 postes a malheureusement été grignotée au fur et à mesure par les politiques de gestion des moyens nationaux et académiques. Alors que la situation socio-économique d’une part importante de la population de Seine-Saint-Denis continuait de se dégrader.

Par ailleurs, on ne peut que regretter que cette attribution exceptionnelle n’ait pas été accompagnée d’un dispositif de suivi et d’accompagnement de l’expérience professionnelle enseignante et de formation continue à la mesure des difficultés.

Le choc des savoirs impulsé par Gabriel Attal ne semble pas aller dans ce sens…

Un des paradoxes de l’éducation prioritaire, c’est qu’on affirme assez souvent qu’il faudrait que les enseignants aient des pratiques moins productrices de différenciation et d’inégalités. Mais, on ne les a guère aidés pour cela, quand bien même, on ne promeut pas des choses qui vont plutôt à l’inverse. On en a l’illustration évidente quand l’éphémère ministre de l’Éducation nationale, devenu Premier ministre, parle de choc des savoirs le jour où sont publiées les enquêtes PISA.

Elles montrent, de même que la grande majorité des travaux de recherche, tout le contraire de ce qu’il promeut. En particulier concernant les redoublements, qui sont inefficaces, voire pénalisants à long terme et les groupes de niveau. On se dit que ce n’est pas un choc des savoirs, c’est un mépris des savoirs.

À ce mépris des savoirs s’ajoute celui de l’expérience des enseignants, soumis à des injonctions de plus en plus autoritaires, voire à des menaces, comme ces enseignants de Sevran ayant participé à une vidéo, faite par leurs élèves, pour dénoncer l’état des locaux de leur lycée.

On peut se demander si ce mépris de l’expérience des enseignants et des familles est consciente et volontaire

On peut d’ailleurs se demander si ce mépris de l’expérience des enseignants et des familles est consciente et volontaire. Je pense qu’une partie des décideurs politiques est tellement hors-sol qu’ils ne savent pas ce que sont les conditions de vie et de travail des gens. Si les enfants d’Amélie Oudéa-Castera ont eu besoin d’orthophoniste, je pense qu’elle n’a pas dû avoir beaucoup de mal à en trouver, alors que c’est devenu quasi impossible dans notre département. Quant à Gabriel Attal, qui a fait toute sa scolarité dans une des écoles privées les plus huppées du centre de Paris, on peut légitimement se demander ce qu’il connait des écoles et des collèges des quartiers les plus ségrégués.

Quelles conséquences ça peut avoir sur les jeunes à moyen terme, sur leur santé mentale et sur le climat social ?

Ce qui est quand même très frappant, c’est un sentiment partagé par enseignants, élèves et parents, d’être abandonnés, d’être discriminés. Ce qu’ils disent, c’est qu’il y a peut-être de l’argent pour la Politique de la Ville ou pour la politique d’éducation prioritaire, mais qu’eux n’en voient guère la couleur. Ce sentiment de discrimination et d’être considérés comme des sous-citoyens, des sous-élèves, des sous-profs par les pouvoirs publics s’est exprimé avec force dans les réunions et les mobilisations en cours.

Ces élèves se retrouvent de plus en plus démunis face aux exigences qu’on leur présente

On peut observer, dans certains des établissements les plus en difficultés, une politique de gestion des flux sans que l’on puisse résoudre ou réduire les difficultés des élèves. Ce qui conduit à ce qu’un certain nombre d’entre eux passent de classe en classe sans avoir réalisé les exigences en principe nécessaires pour cela. Ces élèves se retrouvent de plus en plus démunis face aux exigences qu’on leur présente. Et quand vous êtes démunis face aux épreuves qui vous sont imposées, votre estime de vous-même en prend un coup.

Ce qui peut amener à développer un ressentiment à l’égard de l’école, à l’égard des enseignants, surtout quand ils n’habitent pas là et qu’ils ont l’air de provenir pour une part d’un autre univers social. L’école est perçue, et à juste titre, comme étant peu hospitalière aux élèves de milieux populaires, et assez profondément inégalitaire dans ses modes de définition de la culture scolaire, dans les modes de travail pédagogique promus dans les classes.

Au-delà de l’amélioration des conditions de travail et d’étude des enseignants et des élèves, la transformation de cette situation est l’enjeu et le défi de ce mouvement pour un plan d’urgence pour l’école en Seine-Saint-Denis.

Propos recueillis par Névil Gagnepain

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