Ils ont repeint les bancs mais ils sont toujours aussi pourris. C’est la première chose à laquelle je pense en marchant dans la cour de mon collège d’enfance. « Monsieur, vous êtes un nouveau surveillant ? », me lance un collégien. Je souris. « Non, je suis juste journaliste. » Drôle d’être de retour ici, où est née mon urgence de partir.

J’ai bien dix ans de plus que les mômes qui strient la cour, qui dans mes souvenirs n’a peu ou pas changé. Le même goudron, le même gravier, un préau de plus, un arbre en moins, toujours les mêmes cris, les ordres de passage à la cantine, les grappes de gosses partout. Je suis revenu pour parler de ce qui s’y est passé. Quelque chose de moi est resté là-bas, et on a des choses à se dire.

Le collège Alain-Fournier, un établissement public bordelais, a la réputation d’être « le must ». Pas grand chose du must cependant, dans mon expérience du harcèlement là-bas, pendant deux ans. Avant mon retour, je parle de mon projet : y retourner pour en parler, à un ami, professeur dans un autre établissement dans la ville. Il me dit ne pas trop aimer les collèges « chics » : « Les enfants se font passer pour plus innocents qu’ils ne le sont. »

Mon premier jour de retour dans le collège, je rencontre un ancien professeur. Lui aussi me parle de la réputation d’Alain-Fournier, aux élèves soi-disant « plus sages. » Selon lui, un « double mensonge », entretenu à la fois par les professeurs, et des élèves conscients de cette idée qui est faite d’eux.

Tu marches comme une fille !

Première semaine de collège, je suis assis avec des amies sur un banc. Pas au top. « Pourquoi tu ne vas pas jouer avec les garçons ? T’es un garçon, tu ne dois pas jouer avec les filles. » Il y a quelque chose de dégoûtant dans la phrase, la fille dégoûtée, ou les deux. Je ne comprends pas. Près du banc, un autre jour, sans introduction, un garçon. « Tu marches comme une fille ! Regarde, je vais t’apprendre à marcher comme un homme. » Le  dégoût, encore, dans la phrase, le gars dégoûté, ou les deux. Je ne comprends pas. Plus tard, un garçon qui court vers moi, me questionne : « Comment tu regardes tes ongles ? » Sous-entendu : comme un mec ou comme une fille ? Le gars, dégoûté. « Est-ce que tu t’aimes ? » Dégueu. Abject. Je commence à piger.

Bientôt, ils s’organisent. J’acquiers des inquisiteurs attitrés. Ils ne se cachent plus, s’encouragent même. « T’es pédé ? » Tous les jours, entre les heures de cours, tout le temps sur mes gardes, je guette, je suis incapable de répondre, je suis faible et je confirme par là ma monstruosité. Je suis terrifié, dégoûté.

On est en cours d’anglais, tout le monde parle. Au milieu du brouhaha général, j’entends, derrière moi, mes deux interrogateurs déverser leur dégoût. « T’es gay, hein ? T’es pédé ? » Je craque, je quitte la classe, je cours en larmes à la vie scolaire.

Finalement, les deux harceleurs avaient été convoqués, l’un d’eux m’avait écrit une lettre d’excuses et le harcèlement avait arrêté. Pas suffisant pour me sortir de mon isolement au sein de la classe.

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Je suis au même endroit huit ans plus tard, je retrouve la CPE et l’infirmière de l’époque. On parle des souvenirs, de la situation aujourd’hui. Le cyberharcèlement, les dispositifs en place. On me raconte que la parole s’est libérée depuis quelques années, plus de gens en parlent et appellent ce qu’ils vivent « harcèlement ». Ils définissent le harcèlement comme des incidents répétés menant à l’isolation. Ce qui arrive autour de deux ou trois par an à Alain-Fournier.

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Le « SAF », pour « sans amis fixes ». C’est comme ça qu’une fille m’appelle. Je ne  m’entends pas avec les garçons de ma classe, dont mes harceleurs font partie, et les filles m’ont rejeté de leur groupe. En permanence agressé ou dans la peur de l’être, j’apprends à identifier les signaux non-verbaux et les intentions derrière les intonations qui annonçaient  l’orage.

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Ma cousine est en classe, je l’attends dans la cour. Les collégiens sont en pause du midi. Il fait bon à Bordeaux, doux même, calme. Un surveillant cherche les élèves de cinquième pour qu’ils aillent à la cantine, ordre de passage oblige. Un groupe discute entre eux, ils parlent fort. Je suis en train de relire mes notes puis j’entends l’un d’entre eux crier : « C’est une lesbienne ! » Je lève la tête. Une surveillante qui passe par chance relève : « Et alors ? Elle a le droit si elle veut. » Le petit lui tient tête. « Ouais, ouais, mais tu le savais, toi ? Parce que c’est une lesbienne ! »

Le ciel se couvre, mon corps se raidit. Je suis visité par un souvenir qui ne m’a jamais quitté.

Arno PEDRAM

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