Le Bondy Blog : Est-ce que l’histoire enseignée est une histoire qui permet de prendre en considération tous les héritages des enfants ? 

Laurence De Cock : Aujourd’hui, il y a une vraie tension entre deux pôles. Le premier est celui qui a compris que les programmes doivent rencontrer les multiples héritages qui nous constituent et qui font société, c’est-à-dire introduire ces mémoires plus particulières : le génocide des Juifs, la question de la guerre d’Algérie, etc. Ce serait faux de dire que cela n’est pas enseigné : c’est là, mais peut-être pas suffisamment ou pas assez bien.

L’autre pôle, qui s’est durcit notamment après les attentats de Charlie, explique que reconnaître les mémoires particulières, c’est faire du communautarisme, de la repentance avec la mémoire coloniale et que c’est quelque chose de dangereux pour la cohésion de la nation. Ce qu’il faudrait, selon eux, c’est un beau récit national, sans prendre la peine d’évoquer les multiples héritages, et les enfants seront plongés dans la France humaniste. Ces deux pôles sont en tension. Aujourd’hui, quand des programmes sont réécrits, les deux tensions sont tellement fortes qu’on va faire en sorte de mettre tout le monde d’accord, ce qui donne un truc totalement bancal.

Le Bondy Blog : Vous prônez alors comme solution « l’apprentissage d’une conscience historique ». En quoi cela consiste ?

Laurence De Cock : À l’arrivée, on a un récit commun assez boiteux car il a fallu réconcilier tout le monde, ce qui n’est pas forcément le rôle d’un programme d’histoire. Il faut imaginer que pour écrire un programme d’histoire, on a des milliards de savoirs à disposition et qu’il faut, au final, en sélectionner une centaine. Cela fera forcément des mécontents. On ne peut plus raisonner en terme de « il faut mettre ceci ou cela ». Il faut plutôt raisonner sur le fonctionnement, à savoir « comment faire de l’histoire et pourquoi ? » Si on raisonne comme cela, le prof peut prendre n’importe quel fait, n’importe quelle période, et le travailler avec ces axes. La conscience historique, c’est comment un jeune peut tirer profit des outils de l’histoire afin de se penser au présent comme un acteur de l’histoire en cours. Une histoire qui le rende actif. Qu’on lui enseigne les Gaulois ou l’histoire de l’Algérie pré-coloniale, peu importe : ce qui m’intéresse c’est qu’il trouve des outils dans l’un et dans l’autre pour se penser comme acteur de l’histoire. Parfois, je suis tentée de dire qu’il faut mettre fin aux programmes, ce qui n’est pas possible en l’état. Ce qu’il faut, en revanche, ce sont des libellés les plus souples possibles. Plus les intitulés le seront, plus on sera libre. Plus un prof est bien formé scientifiquement, plus il aura les outils pour faire de l’histoire active, qui génère quelque chose chez les enfants. L’enfant doit découvrir avec exaltation à quoi ça sert d’étudier le passé, quelque soit le sujet, et non parce qu’il s’agit de son passé à lui, ou celui de son voisin.

Le Bondy Blog : Les attentats de janvier 2015 ont, à l’époque, ravivé certaines de ces tensions historiques et mémorielles. Des enfants pouvaient se plaindre de faits historiques coloniaux qu’ils jugeaient occultés, ou minorés, en classe.

Laurence De Cock : Il a rejailli sur l’école des frustrations politiques légitimes dans la société. On parle de l’histoire coloniale à l’école. Le massacre de Sétif, on en parle même si ça dépend aussi des profs. Mais à partir du moment où on a un libellé « guerre d’Algérie », c’est possiblement présent. La question, plus que de savoir si on en parle ou non est de savoir pourquoi certains jeunes héritiers de l’immigration coloniale et post-coloniale en font un élément de réclamation, et c’est une question politique majeure. Ils sont dans l’attente d’une politique de reconnaissance. Cela signifie que l’école n’est pas capable de leur fournir un espace de légitimité, et c’est vrai, ils ont raison de le penser. Leur réclamation est totalement légitime. Je pense que ça peut passer par l’affinage des thématiques coloniales dans les programmes, en les rendant par exemple présentes dans tous les chapitres et non dans un chapitre consacré. Car le passé colonial est un passé commun, pas seulement celui des colonisés, et c’est pour cela qu’il faut que ce soit un thème comme les autres. On en est très loin aujourd’hui.

« Accompagner les élèves vers leur propre recherche de la preuve historique »

Le Bondy Blog : L’enseignement moral et civique (EMC), comme réponse, est-il légitime et efficace selon vous ? 

Laurence De Cock : Ça ne s’est pas passé exactement comme ça. Cet enseignement a été décidé bien avant les attentats de Charlie. Les programmes étaient bons, très inspirés par la pédagogie active (sensibilité, engagement, jugement). Rien à voir avec ce que l’on en a fait. Les programmes ont été publiés dans le Journal Officiel. Puis, il y a eu les attentats, et des gens se sont demandé comment l’école peut-elle faire pour qu’il n’y ait plus d’attentats, ce qui est une question très lourde à poser à l’école. Le gouvernement s’est donc dit que ça tombait bien, car il venait de recevoir ces nouveaux programmes d’EMC. Le discours politique a ainsi confisqué cet enseignement, pour en faire une sorte de catéchisme républicain. Il y a une très grande confusion là-dessus. Ce qui donne des choses comme ça, c’est-à-dire, lors du brevet, faire l’apologie des mérites de l’armée française à l’étranger sans distance critique.

Le Bondy Blog : Mais au-delà de ces tensions entre récit national et prise en compte des particularités, l’horizon à atteindre serait-il de fournir aux élèves des clés afin de développer leur esprit critique ? 

Laurence De Cock : C’est une réponse, et il faut aller dans ce sens : accompagner les élèves vers leur propre recherche de la preuve historique. Et dans le sens d’une correspondance plus forte entre la recherche historique (l’historiographie) et l’enseignement de l’histoire. Dans la recherche, il y a plein de créativité et ce sont des opportunités pour les enseignements. Sensibiliser les profs et les élèves là-dessus serait très utile.

« La critique des médias est fondamentale et démocratique. Pour autant, il est impossible de dire « les médias nous mentent ». Cette ligne-là est, pour nous, un travail de funambule »

Le Bondy Blog : Sur YouTube, on observe l’émergence de plusieurs chaînes sur l’histoire : Nota Bene, Les Détricoteuses -que vous animez avec Mathilde Larrère-, Parlons Y-stoire… Comblent-elles un manque d’histoire critique au sein de la population et des jeunes générations ou s’agit-il au contraire d’une volonté de démocratiser l’histoire ? 

Laurence De Cock : C’est un peu des deux, et je trouve cela très bien. Ces réseaux-là étaient au main de l’extrême droite et on avait dix ans de retard. C’est une manière d’aborder l’histoire qui est complémentaire à l’école. Quand un élève apprend l’histoire, ce qu’il va retenir, c’est quelque chose qui est aussi ailleurs dans la société. Si tu ne retiens pas les massacres de Sétif, c’est aussi parce qu’on t’en a parlé seulement à l’école. C’est tellement absent ailleurs que quand tu as quitté ton cours d’histoire, tu l’as oublié. Un savoir uniquement dans l’école et pas relayé socialement est un savoir qui disparaît. Ces vidéos vont vulgariser et populariser aussi des savoirs historiques qui vont rencontrer des savoirs scolaires, et ça s’inscrira. Il faut encourager ça au maximum. Sinon, c’est Stéphane Bern, Lorànt Deutsch, et on reste encore dans le mythe national.

Le Bondy Blog : Comment l’histoire peut-elle combattre efficacement les théories du complot ?

Laurence De Cock : L’enseignement de l’histoire y répond par la méthode historique et l’administration de la preuve. Quand on est prof et qu’on a en face de soi des élèves qui sont pris dans un scénario du complot, comme endoctriné, ça ne sert à rien de leur dire « non ça ne s’est pas passé comme ça mais comme ça ». Ce qu’on fait là, c’est qu’on nourrit leur scénario d’un personnage supplémentaire, le méchant, qui essaye de les piéger. Ça ne sert donc à rien, car ils vont l’intégrer dans leur scénario. On a zéro chance de gagner. La seule chose qui peut fissurer ce genre de scénario, c’est d’aider les élèves à écrire un scénario historique reposant sur des preuves historiques et pas sur de la fiction. Cela passe par des méthodes.

Le Bondy Blog : Dans votre ouvrage, vous évoquez les cours d’éducation aux médias avec des enseignants d’histoire notamment. Le problème aujourd’hui, c’est qu’on a d’un côté des médias traditionnels qui se sont parfois lourdement trompés et, de l’autre, des théories farfelues que l’on peut trouver sur internet.

Laurence De Cock : Tout à fait. Pour le coup, c’est l’une des gageures pédagogiques dans les décennies à venir, cette question du complot et de l’éducation aux médias. La critique des médias est fondamentale et démocratique. Pour autant, il est impossible de dire : « les médias nous mentent ». Cette ligne-là est, pour nous, un travail de funambule. Si on ne s’y tient pas, on peut verser dans la parole dominante performative et du coup alimenter la parano en face. Un complot ne se démine pas par ta parole contre la mienne. Donc tous les trucs de kit, etc, je n’y crois pas du tout. Ça passe par des démarches intellectuelles d’apprentissage de l’esprit critique. C’est énorme, et c’est un chantier en friche. L’un des chantiers les plus importants qui nous attend.

Propos recueillis par Selim DERKAOUI

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