Vendredi soir sur Terre, à la mairie de Montreuil très exactement, la concentration de stress au mètre carré flirtait dangereusement avec celle qu’on mesure chaque année en période de concours à la maison des examens d’Arcueil mais dont l’architecture suffit de toute façon à elle seule à briser jusqu’aux rêves les plus solides.

Le motif du stress ce vendredi 19 avril : la finale de la première édition du concours d’éloquence organisé par la mairie de Montreuil à destination des lycéens de la ville, intitulé « les Libres Parleurs ». L’évènement ne commence qu’à 19h mais à 18h30 sur le parvis de l’hôtel de ville, des petits groupes de lycéens et d’accompagnateurs, sont déjà en plein avant-match. Chacun y va de son ressenti : « J’espère qu’elle ne va pas parler trop vite », « C’est difficile de parler tout seul avec son texte, il faut mettre des adverbes partout évidemment… » Au choix, on l’aura compris, c’est un peu l’ambiance veille du bac, veille de première représentation au théâtre, veille de déclaration d’amour.

Si stress il y a, c’est aussi parce que les lycéens ont préparé cette finale pendant plusieurs mois. Pour organiser le concours, le maire (PCF) Patrice Bessac a fait appel à Clément Viktorovitch, docteur en sciences politiques et prof à Sciences-Po. « Ce projet a été lancé sur la volonté du maire de Montreuil qui voulait organiser un projet citoyen d’apprentissage de la parole, explique celui qui est connu pour ses participations régulières aux émissions de CNews. Il se rendait bien compte que chez les lycéens de Montreuil, notamment certains d’entre eux qui étaient très pertinents, très percutants, très solides y compris sur le fond, il y avait un problème d’oralité. Ils avaient du mal à défendre leur parole, leur pensée à l’oral. Et donc il a voulu créer ce concours mais c’est plus qu’un concours parce que l’important, ce n’est pas de savoir qui va gagner ce soir, c’est vraiment tout le travail qu’on a fait avec eux pendant trois mois. On a fait trois masterclasses, on a encadré une soixantaine de jeunes, on leur a appris à décrypter les discours et tous, on leur a appris à prendre la parole en public… »

Clément Viktorovitch, organisateur du concours d’éloquence

Notre-Dame, les migrants, les droits des femmes…

18h45. Un peu plus loin, devant les portes de la mairie, on entend : « Il est à l’intérieur, il est en train de se faire masser. » Difficile d’imaginer cette phrase prononcée sur le parvis d’un hôtel de ville. Et pourtant. Il, Rayane, 18 ans, en classe de première « marchandisage visuel » au lycée Eugénie-Cotton, est donc l’un de 9 finalistes du concours. Pour leur prise de parole à chacun, un thème a été imposé : « Liberté, vraiment ? Egalité, jusqu’où ? Fraternité , pour qui ? » Ils doivent impérativement avoir écrit leur prise de parole seul(e), et ont pu choisir entre traiter les trois sujets ou l’un des trois. En face d’eux, il y aura un jury composé de Patrice Bessac, maire de Montreuil et président du jury, de Caroline Mécary, avocate, du rappeur JP Manova et du Youtubeur Usul.

Dans ce genre d’évènement, s’asseoir au fond de la salle, au dernier rang est toujours intéressant. D’abord parce qu’en hiver il y a des radiateurs et surtout parce que c’est un peu comme à l’école, on y retrouve souvent les commentateurs les plus francs, qui sont donc parfois aussi les plus intéressants. Il y a ce soir-là, une place, au dernier rang à côté de la « team Rayane ».

19h15. Le projet introduit, le public installé, les caméras allumées, les discours commencent et s’enchaînent. Ce qui frappe, c’est d’abord l’assurance incroyable qui transparaît dans leur façon  à chacun, d’être et de s’exprimer, d’autant plus quand on sait qu’ils ont entre 16 et 18 ans. Ce qui frappe ensuite, c’est à quel point, au-delà de cette assurance, chacun des candidats vient avec sa sensibilité, son mode de contact avec le monde, son rapport à l’actualité et aux valeurs républicaines. Rayane se désole qu’on passe plusieurs jours à trouver de l’argent pour Notre-Dame mais qu’on n’entende si peu parler de la guerre et de la faim dans le monde. Maëllane, évoque, elle, le droit des femmes, Selma, la situation des migrants. Elle demande « Qui dans cette salle a déjà entendu le bruit d’une bombe ? », égrène le nombre de morts parmi les personnes qui essayent de fuir leur pays. Elle claque des doigts, en rythme : « Chaque seconde, un mort, pendant cinq heures. » J’entends mon voisin, tout team Rayane qu’il est, lâcher un : « Ah ouais, elle est forte… »

Concours d’éloquence des lycéens de Montreuil, 19 avril 2019

Même là, aujourd’hui, j’ai peur de l’image que je peux donner

On dit souvent qu’avoir le courage de ses opinions coûte. Mais ce qui coûte vraiment, c’est d’avoir le courage de la sincérité, le courage de dire ce qui compte le plus, ce qui est douloureux, ce qui est éprouvant là, tout au fond. Parce qu’alors, ça devient réel, ça nous engage et surtout, ça ne nous appartient plus. C’est peut-être ce qui est le plus touchant en écoutant les prises de parole qui se succèdent. Des bribes de sincérité qui traversent une salle. Et des accusés de réception silencieux et pleins de sens, en face. Assia qui raconte : « C’était le soir du match France-Allemagne… Je n’ai jamais eu l’impression que j’étais citoyenne de la république. Et puis, il y a eu le 13 novembre ». Chrystal suit. Elle a quitté son pays natal, la Côte d’Ivoire, à 14 ans et dit sa peur d’être rejetée ; elle raconte qu’elle a regardé des films avant de venir parce qu’elle « ne savai(t) rien de la France » et que « même là, aujourd’hui, (elle) a peur de l’image qu’(elle) peut donner. »

Au fil des discours, les familles et les soutiens les plus proches ne sont vraiment pas difficiles à identifier. Ce sont ces bras qui se lèvent à tour de rôle, un peu tremblants, à chaque nouvelle apparition sur scène et qui ne perdent pas une miette, pas une seconde de ce qu’il se passe sur scène. Parce que la fierté, c’est quand un père filme l’intégralité de l’intervention de son fils, le bras en l’air et prend son appareil photo entre ses dents quand il termine pour pouvoir applaudir à pleines mains. La fierté, c’est quand une mère n’arrive qu’au moment où sa fille prend la parole et n’en finit plus de zoomer sur l’écran de son portable pour saisir la moindre expression sur le visage de sa fille. Parce que la fierté pendant ce temps-là, c’est être la petite soeur, avoir à peine quelques mois, une petite barrette arc-en-ciel dans les cheveux et faire profiter la salle de son bonheur sans se douter qu’il s’agit peut-être là d’un de ces moments qui compteront dans la vie de sa grande soeur.

Après le passage de chaque candidat, le jury se retire quelques minutes pour délibérer dans la « salle des mariages ». C’est finalement Assia qui sera la gagnante. Passé les larmes, l’émotion de ses proches, elle prend le temps de réaliser. Elle tient un grand bouquet de fleurs dans les mains ainsi que son prix et gère la tonne de sollicitations, les félicitations, les photos, les questions, les caméras… Entre deux « Félicitations ! Merci ! », elle confesse en rigolant : « La pression est redescendue, du coup je suis un peu fatiguée. » Interrogée sur le temps qu’elle a pris pour écrire son discours, elle explique : « Ça a pris du temps, on réfléchit vraiment à ce que signifient la liberté, l’égalité, la fraternité… Ce sont les valeurs françaises mais on ne se pose jamais vraiment la question de savoir ce que c’est d’être français. »

La maman d’Assia, la gagnante, en larmes à l’annonce des résultats

Si eux ils ne parlent pas, je vois très bien qui va parler à leur place dans d’autres concours ou après, plus tard, sur des plateaux

Quant à l’idée de participer au concours, pour Assia, c’est à la fois une inspiration signée Camélia Jordana et Daniel Auteuil dans Le Brio, le genre de découverte qui ne déçoit pas avec les ateliers de préparation et puis, du temps bien sûr, pour s’entraîner : « C’est la première fois que ça se passe à Montreuil et au lycée. J’avais vu le film Le Brio, c’est un de mes films préférés et je me suis dit qu’un concours d’éloquence, c’est pareil. Au début, on vient pour le kiff, puis on revient, on y trouve notre place et on est écouté et on se sent bien. Et puis, plus on avance, plus on a envie de progresser, de s’imposer… et de gagner, forcément. »

Pour les autres candidats après les délibérations, c’est aussi l’effervescence. Les proches félicitent, les membres du jury voguent de candidat en candidat pour les conseiller, commenter leur prise de parole, leur rappeler à quel point ce qu’ils ont fait est remarquable. A Rayane, passé le premier, Caroline Mécary explique : « Il faut à un moment donné extérioriser quelque chose de soi… » Rayane se demande s’il y avait « trop de logique » dans son texte, elle répond que non, bien sûr que non, mais qu’il faut « trouver des métaphores imagées, des images qui viennent soutenir la logique » et que ce qu’il faut vraiment c’est « mettre quelque chose de soi ».

En début de soirée, croisé juste avant le début des discours, JP Morgan expliquait : « Clément (Viktorovitch, ndlr) m’a contacté et je suis venu, je suis là parce que tout ce qui touche aux initiatives qui poussent à favoriser l’expression des jeunes de quartiers, c’est très important, je fais pas mal d’ateliers d’expression orale et écrite ». A la fin de la soirée, c’est Usul qu’on interpelle, entre deux retours aux candidats. Il se souvient de longues années de petits boulots en petits boulots et de ses débuts sur Youtube : « Moi, je n’ai pas fait Sciences-Po, je ne suis pas docteur en quoi que ce soit. Je sais que la première fois qu’on m’a demandé de faire une conférence, je n’étais pas rassuré, je n’avais jamais pris la parole, je n’étais pas formé en fait… Et il faut donner des occasions aux gens de se former, parce que si eux ils ne parlent pas, moi je vois très bien qui va parler à leur place dans d’autres concours ou après, plus tard, sur des plateaux. »

Sofiane, 16 ans, lycéen au lycée horticole de Montreuil

Les yeux qui brillent et la fierté de tous

En sortant, il fait nuit, un peu frais. Sur le perron de l’hôtel de ville, Margaux Lefebvre, coach et enseignante en prise de parole en public, raconte les dernières semaines passées avec les lycéens. « C’était trois mois de formation de prise de parole en public. Concrètement, comment on construit un discours,  comment on construit un argument, comment on construit une trame narrative,  comment on fait en sorte de gérer sa posture, sa gestuelle, qu’est-ce qu’on fait de son sourire, qu’est-ce qu’on fait de sa voix aussi. Ça a été un crève-cœur de devoir faire la sélection pour la finale, parce qu’il y en a qui ont eu des progressions hallucinantes. Ils sont arrivés, ils parlaient hyper bas, ils regardaient tout le temps le sol, et à la fin ils avaient cette fierté de se dire en fait ‘J’ai des choses à dire, c’est moi, j’ai de la valeur’. Je pense que ça leur fait énormément de bien de se dire ça. »

Elle conclut avant de nous quitter : « Là où je suis super fière d’Assia, c’est que pour moi la prise de parole, ce n’est pas juste un truc bling bling, ce n’est pas de la virtuosité… Son discours, à Assia, il était ciselé de bout en bout, il n’y avait rien à enlever, mais elle y a aussi injecté quelque chose d’elle-même de profondément sincère et de profondément humble aussi qui est vraiment la base du truc… Je dis toujours qu’on parle de prise de parole en public alors qu’en fait, c’est de la prise de parole au public. Ce n’est pas moi qui parle devant les autres qui m’applaudissent ; c’est ‘je te parle à toi’… Et donc là, paradoxalement, en parlant d’elle, elle a permis à plein de gens dans l’assemblée de se connecter à elle. »

Les yeux de Margaux qui brillent et ces larmes de fierté qui remontent si facilement me font repenser aux discours que j’ai entendus. Je repense à ce que tu as dit, toi, Chrystal : « Chacun d’entre vous a la possibilité de changer la perception que quelqu’un d’autre a de sa propre existence ». Si vous n’avez pas tous gagné ce soir, sachez que c’est tout comme parce qu’on est tous repartis avec un petit morceau de votre sincérité, là, tout au fond.

Anne-Cécile DEMULSANT

Crédit photo : Bondy Blog

Articles liés