« Inscrivez-vous en 5 minutes et commencez à livrer. » C’est le message mensonger posté sur le site Uber, Deliveroo ou Stuart. La blague… Ça m’a pris 3 semaines. Après avoir trainé plusieurs soirées sur des forums ou groupes Facebook plus ou moins drôles, j’ai fini par y arriver. Avant cela, on t’invite à créer un compte bancaire pro. En trois jours, tu reçois une belle Mastercard noire avec ton nom, ton prénom et le mot « Business » écrits en gros. Un sentiment de puissance te gagne alors. En mode : c’est toi le boss. Illusion mon frère…

Fraîchement diplômé d’un Master 2 en histoire africaine à la Sorbonne et étudiant en école de journalisme, j’ai décidé de vous raconter mon expérience de livreur pour casser ce mythe du travail version 3.0. Mais aussi parce que j’en ai marre  d’entendre des mecs affirmer tous les jours : « Y a de l’argent dedans, j’ai juré tu peux te faire 2000-3000 normal. »

Vous connaissez forcément ces applications sur lesquelles vous commandez votre pad thaï préféré, dans votre restau préféré, les dimanches ou soirées de match, de pluie ou les deux à la fois. Après une semaine passée à attendre, toujours pas de réponse. Je pensais pourtant avoir tout bien fait…

Stuart finit par me contacter. On m’invite à une réunion d’information pour m’expliquer l’application et surtout m’activer le compte. J’y vais. C’est à Saint-Ouen. Apparemment, il faut venir avec un vélo. Je n’en ai pas. L’ami sur qui je comptais m’a lâché au dernier moment. Qu’est-ce que je fais ? Je ne veux surtout pas rater l’entretien.  Je décide d’y aller quand même, sans vélo…

14h à Saint-Ouen. Il pleut. On est quinze hommes pour une femme à attendre à l’abri sous un porche. 14h30. Personne ne sait ni quand ni qui doit venir nous chercher.Finalement, à 14h35, on nous fait entrer dans une salle qui sert aussi de salle de pause. Au fond, un groupe déjeune bruyamment. On nous invite à patienter (encore) pendant que deux salariés de Stuart, la trentaine, nous font passer un par un. C’est l’heure de l’entretien.

Des entretiens de moins d’une minute

Tout le monde est étrangement calme, comme stressé. L’un d’eux, Kamal, un Jordanien les yeux vert m’aborde en arabe, l’air inquiet : « C’est l’entretien, là ? Tu peux m’aider pour la traduction ? Qu’est-ce qu’ils demandent exactement ? » J’essaye de le rassurer un peu. « Regarde, ça va vite », lui dis-je en lui montrant discrètement du regard les entretiens qui s’enchaînent à quelques mètres.

Effectivement, les deux recruteurs de chez Stuart passent moins d’une minute avec chacun des candidats du jour. J’en attrape un qui vient de terminer. Il m’explique : « Ils vérifient la pièce d’identité, les documents et le vélo. » A mon tour de passer. Je n’ai pas de vélo, je transpire un peu. Je l’explique au mec de chez Stuart. Il me demande d’en emprunter un à l’un des gars présents, histoire qu’il n’ait « pas de souci avec (son) chef ». Ouf.

Trente minutes plus tard, on entre dans une pièce aux allures de salle de coworking avec deux écrans géants, des cartons pleins de sacs neufs floqués du nom de la société et une estrade pour une masterclass façon Stuart. Les règles sont édictées, simples. Pas le droit au scooter. On peut travailler dès que la réunion s’achève. On est notre propre patron.

Les questions se font rares. Le public écoute, prend les infos projetées sur les deux écrans. Une main se lève : « C’est quel jour exactement, la paye ? » Les virements se font tous les mardis et vous percevez 1 à 2 jours plus tard en fonction de votre banque, répond le premier après avoir consulté son collègue.

Avant de quitter la pièce, on nous invite à acheter un sac isotherme 75 euros, un gilet waterproof  40 euros, une batterie externe ou un casque. Près de 200 euros. Pour ceux qui ne peuvent pas payer, Stuart prélève toutes les semaines 25 euros sur votre chiffre d’affaires. Le responsable prévient : ne pas avoir de sac, c’est un motif de désactivation de l’application. Quasiment tout le monde prend le sac.

37 euros de bénéf…

Je commence à bosser. La pluie, le vent, l’attente. Les boissons de McDo qui s’ouvrent dans le sac isotherme à cause de leurs couvercles qui laissent à désirer. Voilà le quotidien. L’application Stuart n’applique pas de planning. On se connecte ou déconnecte comme on veut. Une forme de liberté qu’apprécient beaucoup de livreurs.

Pour ne pas se fatiguer, certains parmi les plus expérimentés ne tournent même pas dans la ville. Ils se postent en face d’un McDo ou d’un KFC et attendent les commandes. Des endroits stratégiques où « ça sonne le plus », selon eux. Beaucoup des livreurs sont mineurs, certains n’ont pas de papiers comme Redouane. Il a 17 ans et vient d’Oujda au Maroc. Je le rencontre sur la place de Clichy, un soir, alors qu’il me demande de surveiller son vélo le temps qu’il récupère sa commande.

A son retour, il conseille de cacher son casque lorsque je récupère les commandes Franprix. D’après lui, les responsable de ces magasins ont la consigne de dénoncer les livreurs qui utilisent des scooters. Lui-même a vu son compte être désactivé.

De la place de Clichy, je descends boulevard Poissonnière. J’ai une commande chez « Les burgers de Papa ». Le client habite butte Montmartre. C’est à côté mais il n’y a que de la montée. Arrivé devant, l’appli m’indique « sixième étage ». Heureusement, il y a un ascenseur. Gros pyjama du dimanche soir sur lui, une trentenaire mal coiffé m’attend sur le palier. J’ouvre mon sac et lui tends sa commande avec mon meilleur sourire.

Elle pose le tout à ses pieds puis me donne 2 euros avec un regard de pitié qui semble me dire : « Mon vieux, tu t’es tapé toute la montée pour m’apporter mon burger pendant que j’étais affalée sur mon canap’ ». J’ai à peine le temps de lui lâcher un merci que la porte se claque sur mon visage. Côté tarifs, Stuart offre 4,50 euros par course, voire 7,12 euros pour les trajets de plus de 3,5 kilomètres. Uber a depuis le 25 septembre fait passer la récupération du repas au restaurant de 2,50 euros à 2 euros et la course de 1,40 euro le kilomètre à 0,85 euro. En contrepartie, les coursiers bénéficient d’une baisse de la commission d’Uber Eats de 25% à 5%. Après avoir fait 10 fois le tour de Paris, 9 courses et récolté 47,18 euros, je dois aller remettre 10 euros d’essence parce que je suis à sec. J’ai gagné 37 euros au total.  Heureusement qu’il y a eu les 2 euros de pourboire…

Hassan LOUGHLIMI

Crédit photo : Stuart

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