Article initialement publié le 1er avril 2020. 

« Si je vais mieux, je reviens jeudi ou vendredi pour donner un coup de main. » Il y a encore une semaine, voilà ce qu’écrivait Aïcha à Sofiane. Aïcha n’est pas revenue, elle n’aura pas eu le temps de donner un dernier coup de main à ses collègues du Carrefour de Saint-Denis. A 52 ans, Aïcha Issadounène est morte jeudi 26 mars des suites du Covid-19. Son ami et ancien collègue, Sofiane Slimane, se souvient avec émotion : « Je l’avais tous les jours au téléphone… Jusqu’à mercredi dernier. »

Son frère, qui la sait malade, se rue alors dans l’appartement de Saint-Ouen où elle vit seule. Il la trouve inconsciente, appelle le SAMU. Aïcha est transférée à l’hôpital Cochin. « En arrivant à l’hôpital, les médecins expliquent qu’il ne lui reste que quelques heures à vivre », explique Sofiane, présent ce jour-là. Jeudi, en début de soirée, Aïcha s’éteint.

Tous les Dionysiens ont croisé un jour son regard bienveillant, elle qui travaillait depuis près de trente ans dans le seul hypermarché de la ville. « Elle aidait tout le monde », se souvient Karima*, une employée du magasin. Entrée à Carrefour alors qu’elle était encore étudiante, Aïcha était une figure de l’enseigne où elle ne travaillait pourtant qu’à mi-temps. En parallèle, elle exerçait son métier de comptable dans un cabinet à Montreuil.

Le genre de visages qui marquent

« C’était une bombe, loue Sofiane qui a travaillé avec elle. Elle pensait toujours aux autres avant elle, elle ne savait pas dire non. » Auprès de ses collègues, Aïcha faisait souvent figure de « seconde mère », comme l’affirme Karima, elle qui n’avait pas d’enfant : « Elle aidait les étudiants dont c’était le premier job, elle s’investissait pour les plus anciens qui partaient à la retraite et devaient remplir des dossiers compliqués… Elle avait une belle plume, elle rédigeait même nos courriers privés et professionnels. »

Rami Aitmesbah, agent de sécurité du magasin, abonde dans ce sens : « Elle cherchait constamment à aider les employés du magasin en difficulté avec la barrière de la langue. Beaucoup de nos collègues connaissent mal leurs droits, elle était là pour eux. »

Tous racontent la bonne vivante qu’elle était, la femme dévouée qui prenait toujours soin d’elle… Le genre de visages qui marquent. « Aïcha prenait toujours les caisses prioritaires, cite par exemple Sofiane. Ce sont les plus difficiles, celles où il y a toujours du conflit. Elle encaissait les clients et remplissait même leurs caddies. » Sa phrase préférée ? « Il faut aider les gens, il faut être bienveillant. »

Déléguée syndicale CGT du magasin, Aïcha savait aussi monter au front pour ses collègues. Mohamed, un autre salarié de l’enseigne, raconte : « Tu la croisais, tu lui demandais ‘Aïcha, tu vas où ?’ Elle te répondait ‘Je dois aider untel ou untel.’ Elle courait voir la RH, elle courait voir le patron… Et si t’étais convoqué, elle venait te défendre devant le directeur. »

Les conditions de travail en cause ?

C’est peu dire que le décès d’Aïcha a propagé une onde de choc dans le magasin et ses centaines d’employés. Des salariés choqués et, pour certains, tendus. Des caméras présentes : TF1, BFMTV, France 3… Et des Dionysiens qui apprennent la nouvelle au fur et à mesure de la journée, partageant leur émotion. Très vite, ce sont les questions, aussi, qui affluent. Comment Aïcha a-t-elle contracté le virus ? A-t-elle pu être contaminée par un client ou un collègue ? Ses conditions de travail sont-elles en cause ?

Avant de mourir, Aïcha avait en tout cas fait de ce sujet son dernier cheval de bataille. « C’est une des premières personnes à s’être rendu compte du danger, raconte Mohamed, un autre agent de sécurité. En tant que représentante du personnel, elle est immédiatement montée au créneau. Elle demandait du matériel de protection, elle disait que l’on pouvait appliquer notre droit de retrait. »

Les jours qui ont précédé le confinement étaient déjà particulièrement rudes. « Déjà, le week-end précédent, les gens commençaient à venir en masse, se souvient le collègue d’Aïcha. Il y avait la queue pour entrer jusqu’au magasin C&A, à plusieurs centaines de mètres de là ! Et, à l’intérieur, les files d’attente des caisses se prolongeaient jusqu’à l’allée principale. Aucune mesure de sécurité n’a été mise en place à ce moment-là. »

Carrefour n’a pas pris la mesure des événements

Lundi 16 mars, Aïcha commence à se sentir mal. Elle décide de rentrer chez elle se reposer quelques jours et pose un arrêt de travail. Le soir même, le président de la République annonce la mise en place du confinement dans tout le pays. Dix jours plus tard, tous les regards se portent évidemment sur les mesures prises par Carrefour pour protéger ses salariés.

« Carrefour n’a pas pris la mesure des événements, dénonce Zohra Abdallah, déléguée syndicale CGT, comme Aïcha, mais au Carrefour de Sevran. La protection des salariés n’a pas été mise en place ou du moins partiellement alors qu’elle en a les moyens. Il y a eu des retards sur la réception des plexiglas pour protéger les caissiers, il n’y a pas de masques ou, du moins, pas assez pour tout le monde… »

De son côté, l’enseigne continue d’affirmer, comme son PDG Alexandre Bompard le 23 mars dernier sur France 2, que ses employés étaient protégés par des vitres, des masques, avaient des gants et du gel à disposition… Vendredi, à Saint-Denis, c’était encore loin d’être le cas. Certaines caissières n’ont pas de masques, on voit certains employés se protéger à l’aide d’un casque en plexiglas, d’autres avec leur pull…

A l’entrée du magasin, on croise une caissière qui s’apprête à prendre son service, un masque à la main. Etudiante, elle explique qu’elle s’est procurée elle-même un masque car il n’y en a pas de disponible, ce jour-là, pour les salariés. Sous couvert d’anonymat, une salariée du magasin va même plus loin : « Avant les annonces du président, porter un masque ou des gants était mal vu par la hiérarchie. Les cadres nous disaient de ne pas effrayer les clients. » 

Cette semaine, la situation a toutefois été corrigée et tous les employés ont été dotés de masques. Mais, plusieurs semaines après le début de l’épidémie, le bilan est lourd. Selon nos informations, dans le seul magasin de Saint-Denis, deux employés ont été hospitalisés, cinq ont été confinés. Et Aïcha en est décédée. Encore aujourd’hui, des employés qui ont été en contact avec des personnes contaminées continuent à travailler comme si de rien n’était. « Les managers ferment les yeux et n’osent pas en parler à la direction parce qu’il y a un sous-effectif important », nous glisse-t-on en interne.

Aïcha a commencé un combat qu’elle n’a pas fini

Zohra Abdallah, de la CGT, déplore que « les mesures de protection réclamées par les autorités de santé ne soient pas appliquées » à Carrefour. Rami Aitmesbah, agent de sécurité du magasin, est un des salariés confinés chez lui en raison du virus. Et il en parle sans détour : « Je suis une victime du manquement de protection sanitaire. Avant mon arrêt de travail, aucune mesure n’a été prise face aux centaines de clients avec lesquelles nous sommes rentrés en contact. » Actuellement en arrêt maladie, Rami affirme avoir contracté le virus quelques jours après Aïcha.

Face à cela, les syndicats réclament des mesures de protection plus fortes et mieux appliquées. Parmi celles-ci, la limitation de l’enseigne aux seuls produits alimentaires. « Ce n’est pas normal qu’en ce moment encore, on vende des télés, déplore la syndicaliste. A Saint-Denis comme à Sevran, Aulnay ou Drancy, les rayons téléphonie et électroménager sont encore ouverts. » Les salariés réclament également une limitation dans le temps : « On demande à travailler en horaires réduits, de 11h à 19h. »

Et, quand ils sont au travail, une meilleure protection face au virus. Dans leur viseur, les quantités jugées insuffisantes de gel et de masques, le filtrage des clients à l’entrée, le droit à pouvoir aller se laver les mains à leur guise… Et Zohra Abdallah de lancer : « Aïcha est la première victime mais elle ne sera pas la dernière de Carrefour à en mourir ! »

En fin de semaine, le magasin dionysien a été désinfecté et une cellule de soutien psychologique a été mise en place. Quant aux amis d’Aïcha, ils ont lancé une cagnotte sur Leetchi afin d’aider la famille à surmonter cette épreuve.

Sofiane conclut, ému : « Aïcha a commencé un combat qu’elle n’a pas fini. Ce combat, elle ne l’a pas gagné, des caissières travaillent encore sans protection. Ils n’ont pas écouté un vivant mais ils écoutent maintenant un mort. J’espère que ça leur servira de leçon. »

Hassan LOUGHLIMI

*Les prénoms ont été modifiés

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